Des singes et des hommes
(Traduit de l'anglais par Stéphanie Follebouckt)
An 2028 de notre ère
Le couloir est vieillot. Les murs, le sol et le plafond bas sont en béton, peints en vert clair il y a longtemps, mais la couleur a pâli à présent, elle n’est plus qu’une version écaillée et fantomatique de ce qu’elle a été. Il n’y a pas de fenêtres et la seule lumière provient de néons fluorescents fixés au plafond à intervalles réguliers, d’un modèle qui n’orne plus d’immeubles de bureau depuis des années.
Un homme d’une trentaine d’années traverse le couloir d’un pas alerte, le dos droit, élégant dans sa veste brodée de couleur claire et sa chemise blanche bien repassée. Il porte un pantalon en velours marron et des chaussures à la mode. Ses cheveux châtains sont bien coupés, ses traits sont beaux et réguliers. Lorsqu’il ralentit, le gardien derrière lui le presse en avant. Et quand les hommes à sa gauche se mettent à faire du bruit, le gardien frappe de sa matraque les épais barreaux rouillés de leurs cellules.
Le couloir est long mais ils finissent par s’arrêter. Le gardien sort une vieille et lourde clé, déverrouille la porte de la cellule et pousse doucement l’homme à l’intérieur. Après avoir refermé la porte à clé, il s’éloigne sans un mot. Le jeune homme observe la pièce, qu’il estime faire environ huit mètres sur huit. Il a le coup d’œil, il est architecte. Mais ce qui le frappe le plus est qu’elle a un aspect très différent du couloir, elle ressemble plus à une chambre de motel bon marché qu’à une cellule de prison. Les murs ne sont pas verts et écaillés, mais peints en un blanc cassé chaleureux, et couverts d’armoires et d’étagères. Il y a un évier à deux robinets, probablement chaud et froid, et un espace clos dans un coin, avec un W.-C. et une douche. Contre les murs de droite et de gauche se trouvent deux lits simples à l’allure douillette, avec matelas, draps, oreillers et couvertures. La cellule dispose d’un éclairage confortable, il y a même une liseuse à côté de chaque lit. Il plie soigneusement sa veste, regarde autour de lui et, constatant qu’une des armoires est une penderie, il l’y suspend à un cintre avec précaution. Il s’assied sur le seul lit vide en se frottant la tête, manifestement désorienté.
Sur l’autre lit, un homme est allongé de côté, appuyé sur un coude, et il ne prête aucune attention au nouveau venu. Il a environ soixante ans, une épaisse barbe blanche et une chevelure immaculée coiffée en arrière. Il porte des lunettes rondes dorées et un survêtement bleu. Un léger sourire ironique flotte sur son visage.
750 000 avant notre ère (environ)
La lumière décline sur la savane à mesure que le soleil orange disparaît derrière un horizon de broussaille, d’herbes et d’arbres dispersés. Un groupe de cinq « hommes-singes » – comme on les appelle – franchissent lentement l’entrée d’une grande caverne. Ils sont nus, des poils recouvrent seulement certaines parties de leur corps (tête, menton, torse, cuisses), la peau du reste est lisse et foncée. Ils sont sortis chasser toute la journée dans une chaleur étouffante mais ramènent peu de prises. Seuls deux d’entre eux traînent des babouins par les pattes arrière, leurs crânes fracassés laissant dans le sable une faible trace de sang. Ils portent tous un os d’humérus d’antilope, long d’environ cinquante centimètres, rompu au niveau des articulations. L’humérus, en tant qu’arme de chasse, est essentiel à leur survie ; la partie importante de l’os est son extrémité inférieure en V qui le transforme en une massue mortelle.
Ils jettent les babouins près d’un cercle de pierres au milieu de la caverne et entassent leurs armes un peu plus loin, à côté d’un autre tas, composé de mâchoires inférieures de petites antilopes avec leurs rangées de dents compactes et acérées : les couteaux pour dépecer leurs proies. Les chasseurs se drapent dans des peaux de bêtes car la savane se refroidit comme un désert au coucher du soleil, et la caverne aussi.
Un dernier mâle pénètre dans la caverne, un long fagot d’herbe en feu serré dans la main. Il le porte précautionneusement jusqu’au cercle de pierres rempli de brindilles, d’herbes sèches et de petites branches. Du combustible supplémentaire git non loin. Il dépose le fagot dans le cercle qui s’enflamme immédiatement. Une clameur s’échappe du groupe des mâles, suivis par les femelles, blotties avec les bébés et les jeunes enfants sur de l’herbe sèche contre la paroi de la caverne, abrités par un surplomb rocheux.
Ils auront tous chaud cette nuit, les prédateurs n’approcheront pas, et ils pourront découper et cuire les maigres babouins. Ils ne sont pas capables de produire du feu, mais ils peuvent le capturer grâce aux nombreux feux de broussaille qui jaillissent dans la savane brûlante.
Ces « hommes-singes » sont des hominidés, des Australopithèques. Plus tard, l’une des nombreuses branches de leur espèce évoluera en Homo genus, puis en Homo sapiens. Ce soir, dans leur caverne, il y a un peu moins d’un million d’années, nous approchons de la fin de leur existence. Déjà là depuis quatre millions d’années, ils se font doucement dépasser et vont bientôt disparaître. Mais pas ce soir, pas avant la fin de cette histoire.
* * *
Après environ une demi-heure, l’homme plus âgé pose son livre, se redresse, regarde le plus jeune, un léger sourire aux lèvres, et s’écrie :
— Qu’est-ce que tu fous ici, bordel ?
Le jeune homme, qui s’était assoupi, s’éveille en sursaut.
— Je n’en ai aucune idée, répond-il, manifestement peu enclin à discuter avec cet homme grossier. Mais je serai bientôt sorti. J’ai appelé mon avocat quand ils sont venus me chercher chez moi, donc il sera vite ici, pour me faire libérer.
Il est sur le point d’ajouter : « Vu qui je suis et qui est mon avocat… », mais il décide de garder cela pour lui.
Le vieil homme émet un grognement qui tient à la fois du cochon, de la vache et de la hyène puis il rit jusqu’à s’étrangler, et il commence à tousser. Des larmes coulent sur ses joues jusqu’à sa bouche, élargie en un sourire radieux. Après quelques instants, il se calme, reprend sa respiration plusieurs fois, se frotte les yeux et les lèvres et pose son regard sur l’autre homme, qui s’est plaqué contre le mur, terrorisé à l’idée de ce que ce fou furieux pourrait faire ensuite, peut-être à lui !
Un long silence plane.
— Pourquoi riez-vous ? Je ne comprends pas… Monsieur, désolé.
Le vieil homme tend la main dans sa direction, mais le plus jeune ne se lève pas pour la saisir.
— Comme tu voudras, dit le vieux en haussant les épaules. Mon nom est Jan, et toi ?
D’un ton mal assuré, il répond :
— Piera.
— Bienvenue dans ton nouveau foyer, Piera. Vu que nous nous adressons la parole… et pendant que nous attendons Godot, pardon, ton avocat, profitons-en pour nous présenter. Toi d’abord.
— D’accord, mais vu que je ne vous connais pas, je ne vous dirai pas mon nom de famille. Je suis architecte, à la tête d’un gros bureau. Nous sommes connus dans le pays et à l’étranger, notamment pour avoir dessiné la nouvelle Bibliothèque nationale, dont je suis très fier. Le Président lui-même est venu à l’inauguration.
Jan l’interrompt en riant :
— Ça m’étonne, je ne savais pas que notre Président aimait les livres, en fait je pensais qu’il préférait les brûler !
— Pas du tout, la bibliothèque est pleine de livres de toutes les époques, particulièrement celles de notre glorieux passé et de nos dirigeants illustres, des livres d’histoire, des romans, de la poésie, même des bandes dessinées.
— Tu parles plus comme un politicien qu’un architecte…
— Voilà pourquoi je ne voulais pas vous dire mon nom ! Vous êtes de ces gens qui passent leur temps à dénigrer notre pays, notre passé, notre peuple, notre histoire,… et nos dirigeants !
Sa voix est à la fois colérique et boudeuse, il s’agite sur son lit et se tourne vers le mur.
— Très bien, si ce sont les règles du jeu, je ne te dirai pas mon nom non plus. Je suis un paléontologue, anthropologue et biologiste évolutionniste, et j’étais, comment dire…, un Professeur éminent à l’université.
Piera se retourne lentement et fait face à son compagnon, l’air embarrassé :
— Alors vous devez être Jan…
— Stop, on avait dit pas de noms, tu te souviens ?
— Vous avez gagné le Prix Nobel pour vos travaux sur les outils, les armes et le territoire à l’époque australo…
— Australopithèque, oui. Beau boulot, quelle mémoire. Il semblerait que je sois célèbre même auprès de la jeune génération des architectes bibliophiles !
* * *
Le groupe est composé d’environ vingt-cinq mâles, femelles et petits qui dorment ensemble dans différents coins de la caverne, tous couverts de chaudes peaux de bêtes. Ils se lèvent à l’aube et, tandis que les femelles allaitent les bébés, les autres rongent les os des restes du repas de la veille et mangent des graines, des noix et des feuilles provenant d’une grande pile. Les mâles, une douzaine, retirent leurs peaux, ramassent leurs armes et s’en vont. La température commence déjà à se réchauffer. Les chasseurs avancent prudemment, certains scrutant à gauche, certains à droite, d’autres derrière eux. Il était rare de rencontrer des carnivores en pleine journée, sous le soleil brûlant, car ceux-ci se reposaient, mais tôt le matin, des prédateurs qui n’avaient pas trouvé de proies pendant la nuit pouvaient encore rôder, à la recherche d’un repas. Le groupe progresse et se déploie, communiquant entre eux avec des bruits, des grognements, des sifflements et des claquements, frappant leurs armes les unes contre les autres. Ils se dirigent d’abord vers la colonie de babouins, pour en tuer un peu plus que la veille, tout en espérant piéger l’une ou l’autre antilope.
Après environ deux heures, le mâle dominant s’arrête subitement, hume l’air, lève la main et frappe son arme contre une roche pour se signaler aux membres du groupe qui sont hors de sa vue. Ils se rassemblent tous derrière un éperon rocheux garni de touffes d’herbes jaunies, la cachette parfaite. Le chef jette un œil par-dessus le rocher et voit un groupe d’hommes-singes qui leur ressemblent, seulement cinquante mètres plus loin. Ils se tiennent à l’ombre d’une large avancée au milieu d’un amas rocailleux, entouré de quelques arbres.
Les chasseurs se glissent sans bruit des deux côtés de leur promontoire et, une fois à découvert, se mettent à sauter, balançant leurs bras et leurs armes en l’air, tournant en tous sens, grognant et hurlant. Les mâles de l’autre groupe s’élancent hors de leur refuge, ils sont au nombre de six, dont deux à peine adultes, et ils commencent aussi à crier et à agiter les bras. Mais ils sont clairement moins nombreux et, surtout, ils ne tiennent rien en main. Cette posture, cette démonstration de force, est un modèle comportemental propre à de nombreuses espèces et se termine généralement par la retraite du groupe minoritaire, plus faible, avec ses femelles et ses petits.
Mais pas ce jour-là. Ce groupe inconnu se trouve sur le territoire de nos hommes-singes, une énorme étendue de terre où ils vivent depuis des générations. Chasser les nouveaux venus ne suffit pas à nos Australopithèques.
En vociférant, ils se ruent sur les mâles du groupe, fracassant les têtes de leurs massues, puis les femelles d’âge mûr, et enfin les enfants et les bébés. Des crânes sont brisés et fendus, le sang et la cervelle se répandent sur les visages et les corps des victimes désarmées et gorgent le sol poussiéreux. Même là, dans la poussière, ensanglantées, mourantes, les victimes sont battues jusqu’à ce que la tribu ne soit plus qu’un mélange de sang et d’os pulvérisés. Ils ont commis la faute de pénétrer sur le territoire des autres, et payé le prix que réclame la Nature.
Les seuls membres du clan à être épargnés sont les femmes en âge de procréer. Quelques mâles les entraînent jusqu’à leur caverne lorsque le groupe s’en va pour continuer la chasse.
L’évolution des humains et de leurs ancêtres est souvent définie par leur capacité à fabriquer et manipuler des outils. C’est un fait, mais le terme lui-même, « outil », a été laissé délibérément flou. Pour de multiples raisons, que les humains ont pris soin d’éviter.
Car, en vérité, les premiers outils de nos ancêtres étaient des armes.
* * *
— Ton avocat n’était pas censé venir te libérer ? Tu es arrivé tôt ce matin, et il est l’heure du dîner !
La porte de la cellule s’ouvre et un geôlier entre. Il porte deux grands plateaux, couverts chacun d’un appétissant repas trois-services, et même d’un verre de vin.
— Comment vas-tu, Jan ? J’espère que ce petit nouveau ne t’embête pas trop. Désolé, mais il n’y avait pas de place pour lui ailleurs.
— Il ne me dérange pas, Luca, ça me change. Je lui raconte des histoires d’Afrique et d’hommes-singes…
— Ah, ta spécialité, et ce qui t’a mené ici ! répond Luca en riant gentiment. Je viendrai récupérer les plats plus tard, prenez votre temps. Et si vous voulez d’autres livres, il suffit de me le dire.
Il sort en claquant la porte derrière lui.
— C’était quoi ça ? Et la nourriture et le vin ? s’étonne Piera, en posant son plateau sur le lit, les mains tremblantes. Et cette cellule, on dirait plutôt une chambre d’hôtel. Il y a même un petit bureau et une chaise, là. C’est parce que c’est vous, parce que vous êtes célèbre ?
— Non, pas du tout.
— Alors c’est quoi ?
— J’appelle cela la Dictature Allégée. Tu vois, quand quelqu’un – un amoureux de sa patrie, de son territoire et de son pouvoir (n’oublie pas cet élément) – décide qu’il (c’est toujours un « il », n’est-ce pas ?) veut garder le contrôle de son pays, le gouverner à sa manière, et ne laisser personne le remplacer, lui et ses copains trafiquent les lois, deviennent amis avec l’armée, arrêtent tous ceux qui sont en désaccord avec eux, et ces pauvres gens sont ensuite « volatilisés ».
— Vous racontez n’importe quoi, ça ne se passe pas comme ça ici !
— Bien sûr que si, mais tu ne le remarques pas. Avant, les dictateurs, les dirigeants autoritaires, les amoureux du pouvoir, les nationalistes – appelons-les par leurs noms – étaient très rustres dans leurs méthodes, très asociaux. Le Général Pinochet au Chili flanquait ses opposants dans des avions et des hélicoptères et les poussait dehors deux mille mètres au-dessus de l’Océan Atlantique. Vraiment fruste. Désormais, nous sommes plus sociables, plus subtils, nous utilisons les ordinateurs et Internet, et le piratage informatique, et les réseaux sociaux… et Photoshop. Nous sommes volatilisés mais correctement, bien soignés, bien traités, c’est comme un séjour longue-durée dans un hôtel bon marché. Et nous pouvons avoir ce que nous voulons : des nouveaux vêtements (il y a même un tailleur), des livres, de la musique, n’importe quoi. Tu verras, tu vas t’habituer. Ça peut être assez agréable. Tu as vu Luca. Chic type. Mais le trait de génie est que tu vas continuer à exister « en dehors », personne ne va affirmer que tu as été « supprimé ». Grâce à la sophistication des logarithmes, des hologrammes, l’intelligence artificielle et les nouvelles sur les réseaux sociaux, tu seras maintenu en vie jusqu’à ce que tu sois vieux. Ils ont tout un département qui « invente » ta vie d’un jour à l’autre. Personne ne se demande où tu es… parce que pour tous, tu es toujours de ce monde ! C’est vraiment brillant en fait. Je parie que tu n’imaginais pas, lorsque tu concevais ces programmes d’architecture extraordinairement astucieux, plus vrais que nature (oui, j’ai suivi ta carrière), que tu ferais partie de l’un d’entre eux.
* * *
La journée a été bonne pour nos Australopithèques. Les chasseurs ont tué quatre babouins et une antilope de belle taille. Mais le plus important est qu’ils ont capturé cinq femelles nubiles, qui garantiront et augmenteront la taille de leur clan, engendreront de jeunes mâles quand les autres mâles seront trop vieux pour chasser, et remplaceront les femelles trop âgées pour avoir des enfants.
Ce soir-là, le premier gros repas du groupe depuis des jours, il y a des chants festifs et ce qui s’apparente à des proto-danses autour du feu. C’est aussi une célébration de leur monde, ce que nous appellerions leur pays, leur territoire. Le premier chasseur, plus grand et fort que les autres – appelons-le le Mâle Alpha, ou simplement Alpha – empoigne l’un des os ensanglantés qui a tué leurs proies et les intrus. Il se dresse à un endroit poussiéreux près du feu, et les autres s’écartent pour lui laisser de la place. Il émet un son entre le cri et le grognement et brandit l’os en l’air. Tous dans le groupe crient, hurlent, sifflent, montrent les dents dans ce qu’un observateur pourrait interpréter comme les prémices préhistoriques d’un léger sourire.
Alpha se met à dessiner une forme dans la poussière, tournant ici, tout droit là, prenant un virage plus loin, pour enfin revenir à son point de départ. C’est complètement informe et irrégulier, mais un observateur moderne posté au sommet de la caverne pourrait y voir une ébauche de carte, la description d’un territoire. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Le territoire que notre groupe d’Australopithèques a occupé pendant des dizaines de générations. Le dessiner équivaut à le reconnaître et le révérer, vénérer la magie de sa force vitale. Et dire : « C’est à nous ! »
Alpha se dresse de tout son haut, saisissant ce qui est à la fois son arme et sa baguette magique, et le bruit recommence, plus fort.
* * *
Piera commence à manifester de l’intérêt, et de la crainte.
— Pourquoi êtes-vous ici ? Vous êtes un héros national, pas un terroriste lanceur de tracts…
Jan l’interrompt.
— Ah, c’est comme ça qu’ils appellent ceux qui distribuent des tracts maintenant ? C’est vrai que ce terme a une magnifique force émotive. C’était une formule classique souvent utilisée par le passé. Donc pourquoi suis-je là, te demandes-tu ? C’est facile. J’ai fait beaucoup de recherches interdisciplinaires dans mes trois champs d’études : la paléontologie, l’anthropologie et la biologie évolutionniste, et j’ai développé des théories qui, en termes simples, relient deux idées : le territoire et ce que j’appelle « le gène de l’arme ». Et par extrapolation j’ai émis des hypothèses sur le nationalisme, les armes, les dictateurs et les régimes autoritaires. Mais j’ai commis l’erreur – pas à mes yeux ni à ceux des communautés scientifiques nationale et internationale, mais à ceux de notre gouvernement – de publier mes recherches et leurs conclusions. C’est tout. Ça a vite été trafiqué par le Ministère de la Vérité… pardon… de la Communication, pour dire l’exact inverse de ce que j’avais écrit, et en fait pour glorifier notre grand Président et sa clique. Je dois admettre que cela a été fait très adroitement. Mais en fait je crois que le plus inacceptable pour eux est d’avoir démontré que ce que nous considérons comme des attributs grandioses et uniques des humains – et qui sous-tendent tous les régimes autoritaires – ne sont pas du tout grandioses ou uniques. Ils existaient bien avant l’arrivée des humains, et ils ont été incorporés dans les gènes de tous les animaux des millions d’années avant que l’Homo sapiens n’apparaisse sur terre. Et cette négation du caractère unique, du pouvoir de l’homme – du Surhomme – et la nécessité d’accepter que nous ne sommes qu’un animal parmi les autres, est tout simplement inacceptable à leurs yeux.
— Sur quoi portaient donc vos recherches ?
— Si je te le dis, il faudra que je te tue.
Piera paraît terrifié par l’air sérieux et tragique que prend Jan à ces mots, jusqu’à ce qu’il éclate de rire.
— Je blague… plus ou moins.
Mais Piera ne rit pas. Au contraire, il devient pâle et silencieux, s’assied sur son lit et agrippe ses genoux. Ses jambes tremblent un peu. Puis, tout bas, pleurant presque, il dit :
— Mais pourquoi moi ? Ce n’est pas juste, je n’ai rien fait de mal.
Un long silence se fait, puis Jan prend la parole, avec douceur et bienveillance.
— Parce que tu es gay…, tu l’es, n’est-ce pas ?
Piera bondit de son lit comme s’il allait frapper le vieil homme.
— Non je ne suis pas gay, bien sûr que non !
— Allez, je l’ai vu au moment où tu es entré ici.
Piera s’effondre sur son lit, émet un long, terrible soupir, puis éclate bruyamment en sanglots chargés de douleur et d’angoisse.
— Mais pourquoi ? Je ne suis pas contestataire, anarchiste, militant, internationaliste, terroriste antimilitaire ! Je suis architecte.
— Tu ne comprends pas, mon ami, et tu n’as certainement pas étudié notre histoire. Ça commence par des contestataires, des opposants au régime, puis progressivement tous ceux qui ne rentrent pas dans leur vision étriquée du monde, de leur pays et de leur peuple : les gitans, les artistes, les Juifs, les homosexuels, etc. Et c’est pour ça que tu es ici. Tu fais désormais officiellement partie de l’opposition, des indésirables, des… « terroristes » !
Piera pleure encore, mais il est plus calme, plus apaisé. Comme si une chose enfouie en lui depuis longtemps avait enfin été libérée.
— Mes recherches ? Eh bien la première partie, celle du « gène de l’arme », a commencé quand j’avais environ dix ans. Je suis allé avec mon père – lui-même paléontologue – dans la vallée sauvage de Makapan, au nord de l’Afrique du Sud, pour visiter ce qu’on a appelé la Caverne de calcaire, une caverne énorme exploitée dès le début des années vingt pour en extraire du calcaire, fort demandé après la guerre. Cependant ce n’est pas seulement du calcaire que les mineurs ont trouvé, mais des couches régulières d’ossements fossilisés, qu’ils ont entassés sur les pentes extérieures de la caverne. Mon père était allé rendre une visite professionnelle à Raymond Dart, celui qui a tiré des conclusions révolutionnaires grâce à son étude prolongée de l’ossuaire. Pendant des millénaires, la caverne avait été habitée par des ancêtres australopithèques des humains, qui n’étaient pas des humains. Ce qu’il a découvert, c’est que les Australopithèques utilisaient des armes fabriquées avec l’humérus – l’os de la cuisse avant – d’antilopes de taille moyenne, de la taille d’un waterbuck à l’heure actuelle. Mais la partie la plus importante de l’os est son extrémité inférieure, au-dessus de l’articulation distale. Cette protubérance en forme de V servait de massue. Et ils utilisaient cette arme afin de tuer des animaux pour les manger, mais aussi (vu le nombre important de crânes d’Australopithèques fracassés découverts dans la région) pour combattre et tuer leurs ennemis. Les découvertes de Dart ont profondément ébranlé les paléontologues plus traditionnels, et nombre d’entre eux les ont rejetées. Pourquoi ? Parce qu’il avait démontré que ce n’était pas les humains qui avaient inventé les armes, mais que les armes avaient précédé les humains, et peut-être même INVENTÉ les humains !
* * *
Depuis un certain temps, deux mâles, d’abord enfants, puis adolescents, à présent jeunes adultes puissants, se sont rapprochés, liés, sont peut-être même devenus amis. Alpha a remarqué que, pendant les expéditions de chasse, ils collaborent et ramènent souvent les meilleures proies. Il leur arrive aussi de désobéir à ses ordres et de traquer et tuer à leur manière, pas la sienne. Alpha est convaincu qu’ils représentent une menace pour lui, et qu’elle ne cessera de grandir à mesure qu’ils prennent de l’âge et de la force.
Après la fin de la célébration de chasse, une fois installés le froid et l’obscurité, Alpha se dirige vers les deux jeunes mâles. Ils sont emmitouflés dans leurs peaux de bêtes, comme Alpha, mais les leurs sont celles d’antilopes, la sienne celle d’un lion. Ils ne dorment pas mais sont allongés l’un à côté de l’autre et émettent des grognements et des bruits sourds. Alpha s’approche jusqu’à les toucher et leur fait signe de l’accompagner dehors. Ils le suivent dans la nuit semi-obscure (des étoiles et une demi-lune luisent dans le ciel) et marchent jusqu’à un acacia. Il leur enjoint de s’asseoir. Puis, avec une rapidité aiguisée au fil des ans, Alpha sort sa massue de sous la peau de lion, fracasse le crâne du premier, puis du second jeune, et les frappe sans relâche jusqu’à ce que leurs têtes soient réduites en pulpe et que leur mort ne fasse plus de doute.
Ils gisent là, sous l’arbre. Alpha ne se soucie pas qu’ils soient retrouvés le lendemain. Les grands carnivores qui chassent la nuit, les hyènes et les énormes charognards n’auront rien laissé de plus que quelques os broyés au lever du soleil.
Les premiers primates sont liés symbiotiquement à la Nature sous toutes ses formes, et particulièrement les mouvements des étoiles, des planètes et les phases de la lune. Cette nuit, le ciel semi-obscur, partiellement éclairé, est de bon augure pour eux, car il semble lier le jour et la nuit. Or ce jour a été particulièrement propice : une grande chasse, de la nourriture pour plusieurs jours, la capture de nouvelles femelles pour leur clan, clôturé par ce qui s’apparente à une fête – un repas, de la danse, des cris et des hurlements – et comme point culminant, Alpha dessinant et vénérant leur territoire.
Mais pour Alpha ce jour signifie plus encore. Il est incapable d’imaginer de tels concepts dans son cerveau d’Australopithèque, mais quelque part au fond de lui, il est satisfait de savoir que son autorité, son pouvoir, ne seront plus menacés, du moins à court terme. Il lève l’os huméral gorgé de sang, le fait tournoyer au-dessus de sa tête et martèle le sol de ses pieds dans une sorte de danse.
Puis il retourne lentement vers la caverne.
* * *
— Quelle était la deuxième partie de votre théorie ? Sur le territoire ?
Piera est fasciné à présent.
— Tu as dit que tu en savais un peu sur l’évolution ?
— Bien sûr, tout le monde sait.
— Et la raison pour laquelle les mâles d’une espèce sont plus colorés, plus voyants, plus ornés ? Alors que les femelles sont ternes, sans ornements ?
— Évidemment !
— Et pourquoi donc ?
— Pour que les mâles puissent se montrer, parader, séduire, faire des trémolos pour attirer la femelle, puis qu’ils s’accouplent et fondent un foyer sur leur – son – territoire.
— Non, ce n’est pas pour ça.
— Bien sûr que si, c’est cela qu’on nous enseigne.
— Faux. Il y a eu beaucoup de progrès dans la recherche évolutionniste pendant les cinquante dernières années, à travers d’innombrables expériences à l’état sauvage et au sein d’environnements contrôlés, sur des poissons, des oiseaux, des primates et plus encore. Et nous avons découvert que c’est l’inverse. Le mâle s’empare d’abord d’un territoire, probablement au prix de combats avec des concurrents pour l’obtenir et le garder, puis il s’en va séduire les femelles avec son beau plumage, ou ses mélodies, ou autre, et l’heureuse élue devient la reine du roi de son fief. Donc, tu vois, ce n’est pas le sexe puis le territoire, comme nous le pensions, c’est le territoire puis le sexe. Le territoire prime. C’est la clé de l’évolution.
Trois mois se sont écoulés, aucun avocat n’est venu pour Piera qui, d’une certaine façon, s’est résigné à sa vie en cellule, surtout grâce au lien de plus en plus fort qui l’unit à Jan, leurs conversations, les connaissances et la sagesse du vieil homme qu’il absorbe progressivement.
Les deux hommes sont allongés sur leurs lits, Jan lit, Piera réfléchit. Le temps passe. Soudain Piera se redresse, une expression déterminée sur le visage, tellement différent, tellement plus mûr qu’à son arrivée.
— Jan, puis-je te dire quelque chose ?
Jan interrompt sa lecture, pose son livre, s’assied sur le lit.
— Tu vois… ce n’est pas facile… Depuis que je suis ici, j’ai commencé à voir d’une autre manière le monde, mon pays, le gouvernement, le président, la société. Et moi-même… je ne me sens plus obligé de cacher mon homosexualité, et c’est une libération que tu n’imagines pas. Mais c’est surtout nos longues conversations, tes théories sur le territoire et les armes ayant précédé les humains, qui se sont mises à résonner en moi. Je suis à présent convaincu que si on disait aux gens, à grande échelle, que ce ne sont pas les humains – les Hommes – qui ont inventé les armes, mais un quelconque ancêtre non-humain il y a un million d’années… Que le désir et l’amour de notre territoire, terre, pays, État, région, ville, village n’est pas une création qui nous est propre, à nous humains, dont nous sommes les seuls détenteurs, mais une chose qui a été génétiquement programmée en nous et les autres espèces animales pendant des millions d’années… Où cela nous laisse-t-il, nous les Homo sapiens, grands humains surpuissants, et notre libre-arbitre ? Ce n’est pas étonnant que tu aies été emprisonné et que tes recherches n’aient pas été rendues publiques, du moins sans déformation ou falsification. Elles détruisent notre conviction profonde que nous sommes des… Surhommes. Et tes histoires d’Australopithèques ayant vécu il y a près d’un million d’années… Tu es un conteur hors-pair, Jan. Elles semblaient si réelles. Je fermais les yeux et j’étais dans leur caverne, dans la savane. C’était tellement vivant. Merci pour ça.
— Nous vivons d’histoires, n’est-ce pas ? De toutes sortes et de toutes tailles. Tu peux appeler histoires mes récits sur les hommes-singes, mais elles sont toutes basées sur des recherches et des données scientifiques menées et récoltées avec acharnement : paléontologie, géologie, anthropologie, histoire, datation au carbone 14, fouilles minutieuses, traitement informatique pendant des mois. Avec une touche de cette merveilleuse qualité – humaine – qu’est l’imagination. Mais je suis très reconnaissant que tu les aies appréciées.
Jan s’interrompt, laisse échapper un long soupir, si différent du grognement animal qu’il avait émis la première fois avec Piera.
— Tu ne peux pas imaginer à quel point je suis heureux de t’entendre exprimer tout ça, avec ta raison et ton cœur. Tu es extrêmement intelligent, Piera, et tu en es arrivé à ces conclusions par toi-même. Personne n’aurait pu t’en persuader par la force. De ce que j’ai lu sur toi, et de ce que tu m’as dit, tu es probablement l’un des créateurs et ingénieurs informaticiens les plus brillants du pays. L’architecture n’est qu’une de tes compétences. Certains affirment que tu es un génie, qu’il n’y a aucun problème auquel tu ne trouves de solution, aucun défi créatif duquel tu ne puisses venir à bout. Et c’est pour cela que tu es ici.
En l’écoutant, une expression de surprise puis de stupeur se peint progressivement sur le visage de Piera.
— Tu as dit : « C’est pour cela que tu es ici » ? C’est pour cela que je suis ici ? Je croyais que c’était parce que j’étais gay ! »
— Eh bien, c’est la raison officielle. En fait ce n’était qu’une question de semaines, voire de jours, avant que tu ne sois officiellement arrêté et emprisonné ici. Nous avons donc fait en sorte que tu sois arrêté un peu avant, amené ici et mis dans la même cellule que moi. Je t’avais dit que des gens puissants s’opposent au gouvernement et à notre président.
— J’ai donc été manipulé !
— Pas du tout. Cela fait de nombreuses années que nous suivons ta carrière, et nous avons pris conscience que s’il y avait bien quelqu’un capable de provoquer le changement, c’était toi. Et je ne dis pas cela pour te flatter. Mais nous savons aussi qu’une personne avec ton intelligence et ton tempérament ne pourrait jamais être forcée ou persuadée à tenir ce rôle. Ça devait venir de toi. Nous avons donc pris le risque. Tu aurais pu ne pas arriver à ces conclusions et convictions et nous aurions alors dû recommencer avec quelqu’un d’autre. Mais tu y es arrivé. Tu y es arrivé ! Par toi-même. Et tu es la meilleure personne que nous aurions pu choisir. Et par coïncidence, ou synchronicité, appuyé par un solide lobbying de gens de notre bord, le gouvernement est sur le point de changer les lois contre les homosexuels et tous les autres individus dans notre société que j’appelle « de genre mixte ». Ils se sont rendu compte que c’était devenu un grand problème à l’échelle mondiale, et qu’en abrogeant nos lois, ils donneraient l’impression de faire un grand pas vers davantage de liberté alors qu’en fait ils accorderaient cette liberté à des gens dépourvus de pouvoir politique ou désintéressés par celui-ci. Très malin. Un geste politique parfait, sans effets négatifs. Sauf un. Toi et tes amis. Tous ceux qui sont emprisonnés pour leurs « déviances » vont être libérés, et vite. Toi y compris, mon ami. Et d’après ce que tu viens de me dire, tu seras notre arme secrète.
La porte de la cellule s’ouvre et Luca entre, mais il ne porte aucun plateau.
— Ça y est, Piera, c’est officiel, tu peux t’en aller, tu es libre. Mais si j’étais toi, je ferais un saut chez le tailleur, pour faire repasser mes vêtements. Et chez le coiffeur, pour une belle coupe à la mode – comme celles que tu avais dans les derniers hologrammes. Oh, et il faut te raser la barbe. Tu ne veux pas ressembler à une version jeune de ce vieux hippie terroriste, là !
Jan éclate de rire mais le visage de Piera reflète un mélange complexe d’émotions : bonheur d’être libre, tristesse de perdre son ami Jan, introspection par rapport à ce que sera sa nouvelle vie. Puis les plis s’effacent de son front, son visage se détend et il affiche un sourire comme jamais il n’avait souri pendant sa longue incarcération.
— Alors, je fais quoi ?
— Mieux vaut demander à Luca. Bien qu’il ait l’air assez idiot…, dit Jan tandis que Luca lui frappe le bras en riant. Il est en fait le dirigeant de notre section Informatique et communication. Pouvoir se balader partout dans la prison est la couverture idéale pour transmettre des messages, des dossiers et bien d’autres choses. Tu communiqueras via lui à partir de maintenant. Nos systèmes sont hautement sophistiqués, mais avec toi à bord, on va crever tous les plafonds. Là, tu retournes à ton ancienne vie, tu deviens encore plus riche et célèbre et tu infiltres les autres riches et célèbres du pays et d’ailleurs. Posément, lentement, subtilement – ce sont les maîtres mots qui doivent caractériser tout ce que tu fais dorénavant. Mais ta mission principale est de les attaquer de la même façon qu’ils nous ont attaqués et frappés, en bien mieux. Avec de nouveaux systèmes créatifs, de super logarithmes, de l’intelligence artificielle, et tout ce que tu sais faire. Par exemple en modifiant graduellement leurs hologrammes pour agir différemment de ce que dicte le gouvernement. Tu es cent fois meilleur que les programmateurs du président, et tu vas les battre à leur propre jeu. Et tu vas prendre ton pied comme jamais. Une totale liberté créative, et le salut de ton pays en simultané ! Bien entendu, tu disposeras d’une équipe de haut niveau – certains fournis par nous, d’autres que tu choisiras – mais seulement quand nous serons sûrs de leur fiabilité. C’est tout. Facile !
Piera a un sourire jusqu’aux oreilles.
— C’est le job de rêve. Et la vie de rêve. Vraiment ! Merci de m’accorder tant de confiance.
— Non, c’est toi qui as tout fait. Tu m’as montré qui tu étais vraiment et tu m’as fait confiance. Je te l’ai juste rendue pour que tu puisses en faire usage.
Jan frappe des mains.
— Il est temps de partir, avant que nous nous laissions aller. Quelle idée ! Les combattants pour la liberté ne pleurent pas !
À ces mots, Piera et Jan s’enlacent et des larmes coulent sur leurs joues, jusqu’à imbiber leurs barbes. Ils s’écartent, s’essuient les yeux et Piera se dirige vers la porte de la cellule.
— Oh, j’allais oublier.
Jan glisse une main dans sa poche et tend à Piera une clé USB.
— Il y a tout ce que je t’ai dit dessus : mes recherches, mes histoires, et bien plus, rédigé et raconté pour être compréhensible par tous. Fais-en bon usage. Et tu auras évidemment besoin de ton propre mot de passe. Lequel sera-t-il ?
Piera se retourne, réfléchit, sourit et répond :
— Résistance Allégée.
* * *
Un an plus tard
Luca et Jan sont assis sur le lit de Jan. Personne n’a pris la place de Piera sur l’autre. Luca savoure une gorgée de vin.
— C’est vraiment un gars brillant. Il est occupé à transformer les perceptions et les actes de tout le monde, lentement, subtilement, mais assurément. Et je suis bluffé par son utilisation – ou devrais-je dire sa manipulation – des réseaux sociaux, des hologrammes, et d’autres trucs qu’il a inventés. C’est en train d’arriver, Jan, et le gouvernement ne s’en est même pas aperçu. Il a un compagnon maintenant, un homme plus jeune assez haut placé dans un ministère. Il est des nôtres mais nous n’avons rien fait pour influencer son choix. Bon, je ne suis pas venu pour jacasser mais pour te montrer quelque chose.
Il se dirige vers le bureau d’où il extrait l’ordinateur portable de Jan d’un tiroir secret et tape une série compliquée de touches. Les nouvelles nationales apparaissent à l’écran. Et là, allongé dans un cercueil au cœur de la cathédrale, entouré de centaines de personnes, avec des milliers d’autres massés à l’extérieur, se trouve le corps de Jan, bras croisés sur le torse, chevelure blanche peignée et plus soignée que jamais. Le journaliste télé parle des grandes réalisations de ce héros national et lauréat du Prix Nobel. Mais il suit encore l’ancienne ligne du parti et évoque la version falsifiée de ses recherches.
Jan éclate de rire car il a compris l’objectif de Piera. C’est le début de sa « défalsification ».
— Luca, passe-moi Piera via une de tes lignes téléphoniques ultra cryptées. Oh, et tiens-toi à carreau pour un temps. Ils pourraient envoyer des espions pour voir si je suis vraiment mort, donc prépare-toi à avoir l’air triste, et cache-moi pendant qu’ils sont là !
Piera apparaît à l’écran, un sourire jusqu’aux oreilles.
— Espèce d’emmerdeur génial ! Prends-toi un verre et un sacré remontant à mettre dedans !
Jan et Luca se servent à nouveau de l’excellent vin rouge que Luca a apporté. Piera est de retour avec son verre.
— Levons tous nos verres. Je voudrais porter un toast… À ma mort, et tout ce que tu vas faire avec, Piera.
L’aube approche mais le ciel est encore noir. Jan ne peut pas en être conscient dans sa cellule dépourvue de fenêtre. Il se redresse subitement, tend le bras vers une armoire étroite cachée derrière son lit et en retire un spécimen parfait d’un humérus d’antilope fossilisé, vieux de près d’un million d’années. Il sort de son lit, allume la lampe, braque son regard dessus et voit non pas l’ampoule mais un soleil orange qui se lève lentement à l’est, projetant des ombres de plus en plus courtes sur la savane.
Face au soleil, il lève l’os, le fait tournoyer au-dessus de sa tête et martèle le sol de ses pieds dans une sorte de danse, marmonnant de petits bruits qui se font de plus en plus sonores, puis il éclate d’un rire extraordinaire, le rire du sage, le rire de l’homme qui sait que, quel que soit le temps que dure un tronçon obscène, inhumain et honteux de l’histoire humaine, il prendra fin… avec un peu d’aide.