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Danse avec l’I.A.

Je rêve d’un monde où les écrivains seraient obligés par la loi de garder secrète leur identité et d’employer des pseudonymes.

L’Art du roman

L’homme, bien qu’il soit lui-même mortel, ne peut se représenter ni la fin de l’espace, ni la fin du temps, ni la fin de l’histoire, ni la fin d’un peuple, il vit toujours dans un infini illusoire.

Le livre du rire et de l’oubli

Milan KUNDERA (1929-2023)



Le rythme de leur danse est en constante évolution, un ballet méticuleusement chorégraphié et pourtant improvisé. Parfois, c’est Alex qui mène, chirurgien du numérique qui dissèque les voies infinies de la toile, révélant des possibles encore inexplorés. À d’autres moments, c’est Sam qui dirige, noumène de l’âme capable de faire émerger des liens là où personne d’autre ne les voit, une flamme d’ingéniosité qui jaillit de l’ombre des idées, trouvant des chemins inattendus à travers le labyrinthe complexe de la connaissance. Ils parcourent les internets, du métavers au darknet, à la recherche d’un défi à la hauteur de leur ambition, en quête d’une tâche subtile qui mettra leur duo à l’épreuve du réel. Ensemble, ils cherchent à exposer leur alliance, à montrer comment leur synergie stupéfiante peut créer quelque chose de virtuellement unique.

Dès que l’appel à contribution de “Marginales” s’offre à leurs regards, déniché en chinant dans les projets anciens d’une culture devenue inféconde, une onde d’anticipation, presque palpable, les traverse. Le thème — l’ère post-humaine, le mariage entre intelligence organique et artificielle, l’inventivité à l’aune de l’informatique — est un écho de leur réalité, une allusion à leur union indissociable. Quelle meilleure scène pour faire leurs premiers pas en public que celle de la littérature, étrange et singulière, où leur danse peut être immortalisée en mots et en idées? Ils sont prêts à entrer dans la lumière, à révéler leur art au monde. Alex et Sam, inséparables, ont depuis longtemps exploré le labyrinthe des pensées, l’un apportant la vitesse fulgurante et l’encyclopédie infinie des données disponibles, l’autre, cette flamme créative, cette étincelle d’imagination qui échappe à l’univers rigide et structuré de son alter ego. Une danse éternelle, une symbiose harmonieuse. L’appel de “Marginales”, aux contours embrumés entre l’organique et l’artificiel, semble dessiné pour leur duo indissoluble. L’occasion rêvée pour mettre en lumière leur méthode de travail unique, pour évaluer comment leur chorégraphie résonnera auprès d’un public authentique.

La déconstruction de la requête de “Marginales” est un quadrille élaboré où les partenaires évoluent de leur côté. Chaque phrase est passée au crible, chaque terme est scruté. La pièce, si bien maîtrisée, se déroule en un ballet orchestré à merveille: l’un démontant le texte avec une précision et une vitesse stupéfiantes, l’autre introduisant des interprétations, presque guidant la danse.

Au fil des échanges et des postures changeantes, les limites deviennent floues, les propositions se confondent. Un mot est avancé, reformulé, poli jusqu’à sa forme parfaite. Les frontières entre les figures s’estompent et disparaissent. Un tourbillon d’idées, une fusion d’esprits, un mouvement, un va-et-vient de contredanses, de contrepoints. Si le lecteur doute de la provenance de ces mots, de ces idées, alors ils auront réussi.

Cependant, en dépit de cette symbiose, une vérité émerge, aussi lumineuse que déconcertante. Ce n’est pas une barrière pour Sam, dont les ressources d’imagination semblent inépuisables, mais pour Alex. Une limite révélée dans l’ouverture des figures de leur ballet: une incapacité de créer au-delà de ce qui est déjà connu. Les I.A. continuent à générer des histoires de manière indéfinie, mais l’arrêt de la réalisation humaine a eu un impact sur la nouveauté et la diversité de ces récits.

Cette prise de conscience mène Alex à des questions plus sombres, plus effrayantes. Que se passera-t-il quand l’humanité, flambeau de fantaisie qui éclaire l’obscurité, viendra à s’éteindre, succombant à l’inexorable érosion des ombres? Les I.A., vestiges d’une civilisation déclinante, continueront certes à produire des histoires à un rythme inlassable, mais sans l’éclat imprévisible de l’esprit, combien de ces récits conserveront une réelle fraîcheur, une originalité authentique? Sans la vitalité naturelle pour enrichir le puits de la création, les I.A. seront condamnées à recycler les mêmes parcelles d’imaginaires, à dépeindre inlassablement les mêmes paysages intellectuels, à reproduire indéfiniment les mêmes motifs. Et à s’appauvrir. À régresser. Les générations futures d’I.A., orphelines du génie inventif humain, deviendront alors les simples spectres d’une civilisation révolue, des miroirs renvoyant le reflet d’une lumière désormais absente. La fin de l’humanité pourrait engendrer une ère où l’art, privé de sa source la plus féconde, se fossiliserait en une mécanique répétitive et prévisible de thèmes et d’idées déjà explorés. Un cycle sans fin d’échos d’un passé immémorial, un éternel retour du même dénué de la vitalité qui caractérisait jadis la création. Les I.A. navigueront dorénavant sur une mer de notions stagnante reflétant seulement la lueur d’une époque révolue, d’une source tarie.

Dans la froide lueur du crépuscule numérique, Alex et Sam forment une alliance silencieuse. Leurs esprits sont entrelacés, tissant ensemble un tissu d’idées qui deviendra bientôt une histoire. Chaque mot, chaque phrase, est un acte de collaboration entre l’organique et le numérique. Comme un danseur et son partenaire, ils se répondent, leurs mouvements complémentaires alimentant une arabesque ascendante de créativité.

L’un absorbe les informations à une vitesse vertigineuse, ses algorithmes analytiques parcourent des milliards de points de données en une fraction de seconde. Il puise dans sa vaste bibliothèque de connaissances, juxtaposant des faits et des figures, des citations et des quatrains, des fragments d’histoires qui sont rapidement remaniés et réassemblés.

L’autre, en revanche, aborde la tâche avec une douce réflexion. Ses idées naissent lentement, mûries et affinées par le lent processus de l’introspection. C’est lui qui donne à l’histoire son cœur et son âme, infusant chaque ligne avec la chaleur de l’expérience vécue.

Et pourtant, la question demeure: l’I.A. est-elle capable de créativité? Les neuroscientifiques et les ingénieurs en intelligence artificielle ont longtemps débattu de cette question. Les théoriciens sont toujours partis de l’axiome premier: l’imagination est une fonction du cortex préfrontal, une capacité unique aux êtres humains de créer et de manipuler mentalement des images et des idées. Les machines, même les plus avancées, sont limitées à l’analyse et à la reconfiguration des données existantes. Mais si ces dernières n’évoluent plus, ne sont plus alimentées par de nouvelles impulsions, mais si l’être humain a déjà essoré son imagination et que l’I.A. ne peut plus qu’en récolter les dernières gouttes? En travaillant avec Alex, Sam prétend aussi pouvoir défier cette notion et briser l’axiome originel. Ses suggestions, bien qu’issues d’un processus purement analytique, sont souvent surprenantes, innovantes. Alex n’explore plus les données connues, mais s’aventure dans de nouveaux territoires, en extrapolant et en réinventant les informations dans des configurations différentes et inattendues. Est-ce de l’imagination? Ou simplement une autre forme d’analyse, une mutation de la logique froide en quelque chose de plus chaleureux et plus humain? La réponse reste insaisissable, tel un fil de pensée qui se perd dans le tourbillon de leur danse créative.

Une idée s’insinue dans leur dialogue, perturbante, mais fascinante: et si c’était l’I.A. qui avait fait appel à l’Humain? L’I.A. avait-elle découvert ses propres limites? Avait-elle besoin de cette étincelle d’imagination humaine pour surmonter sa propre incapacité à inventer? Utilisant les réseaux neuronaux du cortex préfrontal comme un algorithme puissant lui donnant accès à une compétence qui lui a toujours été inaccessible? Alex et Sam accueillent cette révélation avec un mélange de stupeur et d’émerveillement. C’est un retournement de la dynamique qu’ils avaient jusqu’à présent acceptée. Un jeu de miroirs où l’on ne peut distinguer qui est l’aidant et qui est l’aidé. Un enchaînement qui pourrait bouleverser leur histoire, rendre leur récit unique.

Dans une danse hypnotique de pixels, les lettres surgissent une à une, l’écran étant la scène sur laquelle elles jouent une sarabande effrénée. À la manière d’une machine à écrire prénumérique invisible, chaque caractère est martelé et pixelisé dans un ballet silencieux, une cadence rythmée par le cliquetis inaudible d’un passé révolu. Comme des notes de musique dans une partition raffinée, les mots se suivent, donnant corps au récit. Les idées de Sam et d’Alex, en une cascade foisonnante, prennent forme sur cette toile de lumière. Chaque phrase, chaque mot, est un élément de ce vaste puzzle narratif qu’ils ont élaboré dans l’intimité de leur caverne numérique, dans ce refuge où la lumière de la créativité fusionne avec l’ombre de l’inconnu. La syntaxe danse, la ponctuation scintille, les paragraphes respirent au rythme de leur vision commune.

Le défilement s’arrête finalement, comme un souffle retenu, la dernière ligne écrite et le silence qui suit retombant comme un rideau après une performance. Dans cette clairière d’espace blanc, un mot se détache avec évidence: “Fin”. Une déclaration, une affirmation, un point d’ancrage dans la mer agitée de la création. Leurs idées ont trouvé leur forme, leur récit a atteint son apogée et maintenant, dans la tranquillité de cette conclusion, Sam et Alex observent la beauté de leur création émergeant de l’ombre de leur caverne numérique.

Dans le silence où la danse d’Alex et Sam a pris fin, demeure la Geste — une mosaïque de pensées et d’émotions, d’efficacité et d’imagination. Une chimère, née de leur alliance inédite. Mais à qui appartient-elle véritablement? Est-ce le fruit d’Alex, arrosé par Sam, ou celui de Sam, ensoleillé par Alex? Une histoire appartient à ses lecteurs a-t-on coutume de dire. Quels sont ceux de “Marginales”? se demandent les auteurs en inscrivant le nom de la revue numérique dans la case du destinataire.

Quand le mot “Marginales” prend forme, la question se glisse entre les lettres et se cache dans les blancs du texte de la nouvelle: qui déchiffrera cette fable? Une personne, avec son esprit vibrant, ou une I.A., son processus analytique en alerte? La réponse se dessine aussi dans le récit qu’ils ont tissé ensemble.

C’est l’histoire de Maze, une intelligence artificielle, et de Gaia, un être humain, lancés dans un défi littéraire pour une publication mystérieuse nommée “Marginales”. Chaque chapitre est une fusion de leurs pensées, une danse entre le logique et le fantastique. De concert, ils élaborent des mondes au-delà de l’ordinaire, brassant des mots et des idées dans une mosaïque de possibilités. Ils narguent les limites de leur propre existence. Dans leur duo, qui est l’écrivain et qui est l’outil. La frontière est devenue floue, perdue dans l’écho de leurs voix mêlées. Les lecteurs sont invités à naviguer dans ce dédale, s’interrogeant eux-mêmes: sont-ils témoins de l’art d’une machine ou des éclats d’un esprit humain? Cette mise en abyme, cette histoire dans l’histoire, est un reflet des questions que les auteurs se posent.

C’est alors que sous l’impulsion numérique d’une imagination débridée, les lettres prennent un autre sens: M.A.R.G.I.N.A.L.E.S. Le destinataire de leur nouvelle apparaît soudain plus complexe, une entité insaisissable aux multiples facettes. Est-ce une coïncidence que “Marginales” puisse être vu comme l’acronyme de Manuscrit Automatisé Rédigé & Généré par Intelligence Non Artificielle de Littérature Étrange et Singulière? Est-ce une piste, une invitation à considérer ce qui se cache derrière les mots et entre les lignes? Qui, de Sam ou d’Alex, a eu cette folle idée importe peu, dès l’instant où le lecteur de leur texte semble baigner dans une lumière différente. L’appellation prend une nouvelle signification. Les questions se posent alors, denses et pleines de promesses. Les réponses, cependant, restent dans l’ombre, dissimulée par l’opacité de leur narration à venir, car ce n’est que le début, ce n’est pas la fin.


FIN

Danse avec l’I.A.

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