Dans le rond central
De tous les coins du stade, et partout dans le monde entier, on pouvait voir que le ballon n’avait toujours pas quitté le rond central.
On se perdait en conjectures sur les motifs de cette situation. Les deux équipes étaient bien entrées sur le terrain, précédées par les arbitres, les juges de lignes et les assistants, les hymnes nationaux avaient bien retenti, le ballon avait bien été cueilli dans une urne et déposé au centre: et puis, une fois passées toutes ces cérémonies rituelles, tout le monde s’était retiré, sous le commandement d’on ne savait qui.
Du coup, tout le monde s’était tourné vers la tribune des officiels, où les conversations mondaines se poursuivaient et où nul ne semblait se préoccuper de régler un vague problème. D’ailleurs, quelle pouvait bien être la nature de celui-ci? Des exigences inopinées en termes de “primes de match” ou de “droits à l’image”? Un coup de corruption en plus, de préférence en liquide? Personne n’en savait rien. Et pourtant, au prix d’une quelconque place dans les tribunes, devant les tarifs de la moindre minute d’antenne sur toutes les chaînes de diffusion de la planète, face aux montants de la plus petite annonce publicitaire sur les panneaux déroulants en bord de touche, considérant la valeur marchande de n’importe quel geste technique de joueurs déjà notoirement surpayés, on pouvait à bon droit s’interroger sur la suite des événements: pour tout dire, on ne pouvait croire que le spectacle attendu soit ainsi retardé et, au fil des minutes qui s’écoulaient inexorablement, presque compromis.
Car personne ne se montrait pour régler la question, quelle qu’elle fût. On guettait en vain qu’une annonce faite au micro du stade vienne un peu éclaircir tout cela. Les innombrables commentateurs rongeaient leur frein, devant se contenter de “meubler” leurs laïus à grands coups d’analyses et de statistiques sur les équipes en présence, qui ne revenaient toujours pas. La grande majorité du public, pour sa part, ne levait pas la tête, toute occupée à tenter de glaner des informations sur ses smartphones — mais justement, on percevait des interférences dans les réseaux, ce qui attisait inévitablement les soupçons d’une prise en mains et de contrôle accru par les services ad hoc du pays hôte, dont la nature autoritaire, et au-delà, était bien connue.
Personne n’a jamais su le fin mot de cette histoire. À un moment, on crut percevoir un mouvement du côté du tunnel menant à la pelouse, des ombres passèrent dans le champ: mais cela retomba presque aussitôt, sans qu’on pût déterminer de quoi il s’agissait (ni même si quelque chose s’était passé).
Durant toute cette attente, finalement vaine, désœuvré au milieu du terrain, le ballon semblait en proie à un doute existentiel, presque à une crainte d’ordre métaphysique. Pour un soir, personne ne l’avait encore touché: et cette immobilité forcée lui pesait.
Et naturellement, ce n’est pas le vertigineux zoom avant puis le long plan fixe d’une caméra s’attardant de manière insistante sur lui, seul dans son rond central, qui aurait pu le rassurer.