top of page

Dérision de nous dérisoires

Foule sentimentale.

En ce moment même où j’inscris ces mots tout en écoutant en boucle Alain Souchon, là-bas, sur une toile gigantesque, les réactions foisonnent sur les réseaux non-sociaux. En manque de social.

Les sentiments s’y chiffrent en nombre de “j’aime” ou de “j’adore”, effigies instantanées d’un ressenti déjà mort-né à peine esquissé.

Et c’est à qui aura la primauté de la réaction.

Nous voilà inondés de ces petits cœurs emplis de “sentiments”, foule de sentiments et qui traduisent au fond un vide viscéral. Celui de l’être. Du cœur de l’être.

Et l’on se sent soudain si seul au milieu de la foule. Si seul malgré la foule.

Là-bas, sur les réseaux dits sociaux, il y a ceux qui nous submergent de foules de “j’aime” encenseurs (Ô bonheur de l’égo) et qui nous émerveillent à la vue de cette myriade d’étoiles scintillantes sur les cieux de notre page transformée en une gigantesque Voie lactée nimbée de pouces levés et de cœur rouges.

Et puis il y a ceux qui se défoulent, foulent notre cœur — et notre être — à coup de commentaires dénigrants, insultants; critiques tantôt. Et que l’on s’empresse de masquer parce que le paraître prime sur l’être.

Ou que l’on ne masque pas. Parce que le débat. Parce que la possibilité d’un débat naissant.

Bien au contraire, l’on tente de commenter en retour; de nouer le dialogue en dépit des divergences.

Parce que la promesse d’un débat intelligent.

Mais le débat s’avère vain. Battu d’avance, le débat faute d’intelligence peut-être. Ou peut-être parce que les opinions divergentes ne sont guère de mise à l’ère de l’uniformisation de la pensée et du message, véhicule de la pensée.

Malheur à celui ou celle qui ne pensent pas comme tout le monde.

Cachez cette pensée que je ne saurais entendre!

Parlons plutôt d’amour. L’amour, c’est plus simple. C’est plus instantané aussi depuis que les amours se sont faites virtuelles. L’on s’aime à distance, tranquillement, bien à l’abri, façonnant ainsi au gré de l’autre, l’image de nous-mêmes qui lui convient. Quand bien même elle n’est qu’une image. Virtuelle.

Tu, elle… des pseudos anonymes avançant tous deux masqués l’un vers l’autre et prenant bien soin de ne jamais se dé-masquer.

Et qu’importe si parfois nous reviennent en mémoire ces paroles d’une chanson — Foule sentimentale — fredonnée à tue-tête naguère? Qu’importe?

Après tout, c’était il y a longtemps. Du temps où l’on croyait encore aux étoiles. C’était avant que les étoiles n’entrent en guerre.

C’était avant. L’époque lointaine des “je t’aime”.

Voici venu le temps des “j’aime”. Et des risibles amours.

Dis-moi combien tu m’aimes. Combien de “j’aime” faut-il pour combler d’amour un cœur assoiffé? Une foule de “j’aime”. Neutres. Disséminés en un clic, économie de temps oblige. Et parmi cette foule de “présences”, l’on fait comme si l’on ne se sent pas seul au milieu d’une foule compacte, masse informe d’anonymes qui constituent un magma criant de solitude.

Dérisions de nous dérisoires. Si dérisoires.

Pourtant, notre soif d’idéalperdure. Et nous voilà, nous autres, assoiffés de cet idéal tant et si bien que des milliers, des millions de “j’aime” ne sauraient venir étancher cette soif.

Et puis ces “j’aime”” si fluctuants, si foisonnants, encore faudrait-il prendre le temps de s’y arrêter un temps en dépit de la frénésie ambiante.

Il suffirait d’un petit test pour en faire l’expérience. Ou d’un petit post. Une blague, une frimousse en vacances dans un lieu paradisiaque suscitent au minimum 50 réactions.

Un article dénonçant la famine dans le monde ou la guerre, 7 à 8 réactions tout au plus.

Parlez-moi d’amour…

Parlez-moi d’humain, parlez-moi d’idéal, ai-je envie de dire, de hurler parfois. Parce qu’il faut voir comme on nous parle. Pire. Il faut voir si on nous parle…

Parler, dire, non pas parler pour ne rien dire. Mais parler pour exister. Pour donner droit de cité au verbe. Le verbe en lieu de l’image immédiate, consommable. Dégradable. Dégradante parfois, dès lors qu’elle entraîne la désagrégation du verbe.

Ce Logos qui est au cœur même de l’odyssée humaine et qui induit le dire, le débat libre en toute intelligence respectueuse, serait-il en voie d’extinction, voué à être entraîné par la foule, non pas pour le propulser au-devant de la scène mais pour le fouler des pieds tel un nuisible indésirable?

Le débat n’est-il pas devenu un lointain idéal que l’on aurait limogé volontairement?

Sommes-nous donc condamnés à errer en trimbalant comme si cela était une tare notre soif d’idéal? L’idéal serait-il devenu indicible parce qu’à contre-courant du politiquement correct?

Et nous autres qu’on prend pour des cons, dernières foules sentimentales sans doute à connaître la soif, si attachés au verbe, si dépendants de lui; nous autres, isolés au milieu de la Foule, marginaux par choix, nous voilà semblables à L’Albatros.

Nos ailes de géant, ces dérisions de nous dérisoires, nous empêchent peut-être de marcher droit à la suite de la Foule. Mais nous, attirés par les étoiles et par la voile, nous embarquerons toujours à bord d’un navire glissant sur les gouffres amers. Heureusement.

Dérision de nous dérisoires

?
France
bottom of page