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Conviction

— Combien de fois t’ai-je dit de ne plus l’appeler Rawalpindi? Beuzarjomehr, il s’appelle Beu-zar-jo-mehr, note-le si tu ne parviens pas à le retenir!

— Je sais qu’il s’appelle… comme tu dis. C’est impossible à prononcer.

— Rawalpindi, c’est la ville où il est né. Tu apprécierais que je t’appelle Saint-Pantaléon?

— Ne dis pas de mal de Saint-Pantaléon, c’est un très beau village, je n’ai pas honte d’en venir. Et pour ta gouverne, je n’y suis pas né, ma mère a accouché à Carpentras. Au CHU.

Frédéric se tourna vers la baie vitrée, debout, bras croisés, menton relevé et mâchoires serrées, regard fixé sur le saule pleureur qui surplombait l’allée du jardin et en dissimulait la grille. Son costume bleu indigo se fondait dans la nuit tombante. Anne-Aymone l’observa, lèvres pincées. Elle ne supportait plus ses airs supérieurs, cette arrogance qu’il n’affichait que devant ses subordonnés et parfois devant elle, mais seulement quand il était convaincu d’avoir raison ou qu’il décelait chez elle une faiblesse à vif. Elle ressentit une puissante envie de quitter la pièce sans bruit et de l’abandonner à son orgueil, mais elle ne voulait pas lui donner l’illusion d’avoir gagné. Surtout pour une querelle de nom. Elle-même détestait son prénom choisi par un père fasciné par l’épouse du président Giscard d’Estaing et qui ne représentait pour elle qu’un jeu de mot stupide que son mari ne se privait pas de brocarder. Elle s’avança vers la baie et se planta à côté de Frédéric, bras croisés, regard fixé sur le saule pleureur. Du haut de son mètre nonante, il la dominait d’une tête. Le temps leur parut long puis Frédéric baissa le menton et bredouilla que se chamailler à propos du nom d’un domestique était ridicule.

Une cavalcade dans les escaliers les fit se retourner.

— Maman, Buzar ne veut pas m’aider pour mon devoir d’anglais!

— Beuzarjomehr, je te prie! Ce n’est pas parce qu’il est notre employé qu’on peut massacrer son nom!

Frédéric réprima ostensiblement un sourire, ses yeux parcouraient les moulures en stuc du plafond.

— M’man, c’est un diminutif. Tout le monde a un diminutif, c’est stylé. Tu crois que mes copines m’appellent Ambrine?

— Je ne veux pas savoir comment tes amies t’appellent.

— Et pour Buzar, qu’est-ce qu’on fait? Il parle anglais et il ne m’aide pas pour mon devoir, c’est normal tu trouves?

— Il n’est pas là pour faire tes devoirs.

— C’est pas juste! Déjà vous lui avez donné mon appart…

— Ce n’est pas ton appartement. Quand on a aménagé les dépendances au fond du jardin, nous ne t’avons rien promis.

— Je sais, papa a assez répété que c’était pour faire un rbnb, mais il a juré que je pourrais y inviter mes copines quand il ne serait pas occupé.

Frederic se sentit mis en cause.

— Eh bien maintenant c’est occupé. Buzar…

— Frédéric, Beuzarjomehr!

— Comme tu dis. Écoute-moi bien, il vivait avec sa famille à plus d’une heure d’ici en bus, dans une petite pièce aux murs noirs de champignons avec du carton aux fenêtres. On ne pouvait pas les laisser là. Maintenant qu’ils vivent dans les anciennes remises, c’est beaucoup plus sain et en cas de besoin, ils sont disponibles à toute heure du jour et de la nuit. Tu comprends? Et ne fais pas cette tête de condamnée, je vais te trouver des cours particuliers d’anglais.

Anne-Aymone s’énervait, elle savait qu’après avoir fait profil bas devant Ambrine, Frédéric l’accuserait de mal éduquer sa fille.

— Ma fille, j’aimerais que tu arrêtes de discuter nos décisions. N’oublie pas que tu n’as que quinze ans.

Un instant les deux femmes s’affrontèrent du regard puis Ambrine tourna les talons et fila vers la cuisine en postillonnant un “Putain j’hallucine”. Anne-Aymone se tourna vers Frédéric.

— C’est vrai, on l’a engagé comme domestique…

— Intendant. Rappelle-toi, on avait dit intendant.

— Apprends à prononcer son nom avant de chicaner sur les mots! Intendant ou domestique, peu importe, mais pas comme précepteur! Il a bien assez de tâches, il s’occupe du jardin, de l’entretien de la maison, de la maintenance informatique, il fait les courses, conduit Ambrine à l’école et que sais-je encore!

— Oui, tu m’y fais penser, il faudra que je m’occupe de la régularisation de ses papiers. Pour sa femme ce n’est pas grave, elle reste ici pour la cuisine et le ménage, mais lui il sort et il n’a pas de permis de conduire valable ici, il pourrait se faire contrôler. Quant au problème d’Ambrine, je la comprends, elle avait l’habitude que Josefa l’aide pour l’école.

— Ah non, cela fait longtemps que Josefa ne l’aidait plus. Une fois passé le niveau de la lecture et du calcul de base, elle s’est récusée. Quant à l’anglais…

— Elle était tout de même très efficace. J’avais six ou sept ans quand mes parents l’ont engagée, elle a travaillé pour nous pendant plus de trente ans. J’ai eu de la peine quand il a fallu s’en séparer.

— On l’a gardée trop longtemps. À la fin, elle souffrait le martyre avec son arthrose et quand le service s’en ressentait, elle n’acceptait pas que je lui fasse des remarques. Depuis que Beuzarjohmer est là, rien ne traîne, tout est impeccable. On a eu de la chance de le trouver. Dommage que son français s’améliore si lentement.

— Oui, on peut remercier Jean-Emile, tu sais, le Chief Human Resources Officer, celui qui parade en Aston Martin, c’est lui qui me l’a conseillé. Il avait engagé la femme de Buzar pour remplacer sa femme de ménage qui allait accoucher. Cette petite maline a remarqué qu’il ne s’en sortait pas avec ses applications domotiques et lui a proposé les services de son mari qui a tout réglé en un clin d’œil, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Ce gars est brillant! Une vraie perle!

— Je ne comprends pas sa situation. C’est quelqu’un d’intelligent, de bien élevé, d’aimable et il traîne ici sans papiers.

— J’ai essayé d’en parler avec lui. En anglais il se débrouille aussi bien que moi. Il m’a expliqué qu’au pays il y avait des groupes violents, que lui n’était pas sikh, qu’il ne faisait pas de politique, que le Pendjab était un endroit dangereux et qu’il voulait vivre en Europe ou en Amérique, mais que c’était difficile. Je n’ai pas réussi à en savoir davantage.

Au loin retentit une détonation suivie de crépitements et d’une gerbe d’étoiles accompagnée par un concert de klaxons assourdis par la distance.

— Encore ce tintamarre! Comme quand le Maroc a battu la Belgique.

— Tu crois?

Frédéric alluma le poste de télévision. Des commentateurs souriants rivalisaient de lyrisme devant l’exploit du Maroc qui avait éliminé l’Espagne et venait de battre le Portugal. Certains prédisaient que cette équipe pourrait aller jusqu’en finale de la Coupe du monde. Frédéric appréciait.

— Je ne comprends pas un tel enthousiasme pour le foot, mais je dois reconnaître que les Marocains m’épatent.

Sur l’écran défilaient les phases de jeu et les arrêts sur image incrustés de schémas tactiques que les invités analysaient chacun à sa façon sans parvenir à s’accorder. Absorbé par le débat, Frédéric ne voyait pas Anne-Aymone imiter ses mimiques et hocher la tête avec pitié. Elle profita d’une pause publicitaire pour éteindre le poste.

— Mais qu’est-ce que tu fais? Je regarde…

— Certainement. Très intéressant. J’entends encore tes grands discours avant le début de la compétition. Organiser une coupe du monde au Qatar, je te cite, c’est forcément une affaire de corruption, on ne te la ferait pas à toi, le Qatar, ce n’est pas un pays de football, il n’y connaissent rien, c’est une dictature, un désert avec trois chameaux, un palmier et quelques bédouins devenus milliardaires parce qu’ils étaient assis sur des poches de gaz, jamais, au grand jamais tu ne leur ferais le plaisir de regarder un seul match de cette coupe de la honte! Ce sont tes propres paroles, je les connais par cœur parce que tu les rabâches depuis des mois, tu as oublié?

— Oui, mais enfin là, c’est différent, il se passe quelque chose d’exceptionnel avec cette équipe du Maroc.

— Et l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée pour construire les stades, les travailleurs traités comme des esclaves, mal payés ou pas payés par des employeurs qui se prennent pour des seigneurs féodaux, l’interdiction des syndicats — pourtant Dieu sait que les syndicats tu ne les portes pas dans ton cœur, cela devrait te faire plaisir — et la confiscation des visas pour les empêcher de rentrer chez eux, et les conditions de travail inhumaines et dangereuses, et tes appels au boycott, tout ce beau discours se volatilise par la magie de quelques goals! Tu martelais “6500 morts! 6500 morts! vous ne vous rendez pas compte!”, il était impossible de t’arrêter!

— Bien sûr j’ai dit tout ça! Et je n’ai absolument pas changé d’avis. Tu mélanges tout, ce n’est pas trahir ses convictions de s’intéresser à une équipe aussi surprenante que celle du Maroc sur laquelle personne n’a misé un centime. Là on est hors norme, ce n’est plus du foot, c’est de l’actualité, c’est David contre Goliath, c’est de l’Histoire!

Anne-Aymone attendait la fin de sa tirade pour relancer ses récriminations. Frédéric le savait, il savait qu’argumenter était inutile, que cela ne ferait qu’enflammer la discussion. Il savait qu’essayer de changer de sujet subrepticement serait aussitôt interprété comme la preuve de son inconstance. Il savait qu’elle le suivrait s’il tentait de fuir du salon et que même dans son bureau il ne serait pas à l’abri. À court d’échappatoire, il ouvrit le boitier en argent qui trônait sur la cheminée et en tira une cigarette.

— Et en plus tu as recommencé à fumer! Sors, va te droguer sur la terrasse, tu sais bien que je ne supporte plus cette odeur infecte dans la maison.

Il s’arrêta au bord de la piscine, ferma les yeux et tenta de respirer par le ventre, comme il l’avait appris au yoga. Les klaxons s’étaient tus. Sous le vent, le feuillage du saule bruissait doucement. Un staccato interrompit sa quête de sérénité. Beuzarjomehr commençait à tondre la pelouse. Frédéric se prit à marmonner.

— Je lui avais pourtant dit de ne pas faire de vacarme après le coucher du soleil. Quand j’y pense, je l’accueille dans des chambres qui viennent d’être remises à neuf, prêtes à louer, je les accueille tous, lui, sa femme et son fils. Celui-là, il est à peine plus âgé qu’Ambrine, je ne lui fais pas confiance. Ils sont logés, nourris, blanchis, je les aide pour les papiers, ils profitent de la buanderie et de ma voiture. À mes frais. Je pensais faire une bonne action, je me disais qu’accueillir un migrant donnerait de moi l’image d’un homme ouvert et généreux, que ce serait la preuve qu’avoir de la réussite et du cœur n’était pas une contradiction. Au lieu de cela, je prends des risques en hébergeant des illégaux, Anne-Aymone me bat froid depuis leur arrivée et ma fille me traite comme un vieux schnock. Pourtant c’est un arrangement tout à fait honnête, donnant-donnant, il bosse et je le protège. Si j’écoutais ma femme, en plus de tout ce que je fais déjà pour eux, je devrais les payer!

Rageusement il écrasa son mégot.


—P’pa! P’pa! Je peux prendre le rbnb? Samedi…

— Je t’ai déjà expliqué…

— Papa écoute! Il est libre! Buzar est parti.

— Comment ça parti?

— Il est parti ce matin. Il a trouvé du travail. P’pa, samedi, avec les copines, on fait la teuf et on se disait que ce serait bien, le rbnb, le jardin…

— Mais qu’est-ce que tu racontes? Il est parti? Il a trouvé du travail?

— Ben oui, du travail. C’est Shani qui m’a dit…

—Shani?

— Ben oui, Shani. Son fils. Lui, il parle bien français, Shani. Toute la famille a trouvé du travail et il m’a dit… tu ne vas pas te fâcher? Tu promets? Il m’a dit qu’ils seront mieux payés qu’ici… Alors, pour samedi? T’es d’accord, s’teplait?

En silence, Frédéric acquiesça de la tête. Une profonde injustice lui brûlait l’estomac.

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Belgique
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