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Coddiwomple

Il s’allongea et s’endormit comme une masse. Un tigre qui passait par là entama la conversation avec l’homme assoupi :

— Tes rêves disent que tu te sens seul, soupira l’animal. Et me voilà !

— C’est d’la pipe.

— Comme tu veux. 

— Je n’arrive pas à croire que j’ai cette conversation avec un tigre. Tu n’existes même pas.

— Eh l’élu du peuple, c’est ton rêve, pas le mien. 

— Tu n’es rien, je suis tout.

— Que tu crois. Tu me fais rire. Je te vois bien travailler pour Bla bla Tech comme vendeur de lots de terrains pollués. Tu as la tchatche. Manque de bol, c’est à peu près tout ce que tu as. 

— Disparais maintenant. Tu me fatigues.

— Je t’emmerde.


L’homme se réveille, tremblant et suant. Dans l’espace clos, il se disloque. Ici, aucune de ses armes ne fonctionne. La séduction, l’intrigue, le nudge, la novlangue n’ont aucune prise sur le silence. Les mêmes questions perturbent son esprit : Qui m’a enlevé ? Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour en arriver là ? Qui a osé s’attaquer au plus haut personnage de l’État ? Visiblement, des gens ont pris son appel au pied de la lettre : ils sont venus le chercher. Sa rage éclate en un ordre : « Je veux vous parler. » Une voix artificielle lui répond : « Vous pouvez parler très librement, la seule chose qu’on n’a pas le droit de faire, c’est de se plaindre ». Une explosion de haine lui coupe le souffle. Sa vengeance sera terrible. En attendant, il se roule une cigarette avant de regarder « Monsieur Smith au sénat » en dégustant un cordon bleu. Il rit aux larmes en imaginant un de ses députés godillots dans le rôle de James Stuart.


Comme tous les samedis depuis deux mois, des rires, des petits riens, des bouts d’insouciance envahissent les places publiques pour chanter, hurler à tue-tête des paroles oubliées. Les éclats de rire sont autant de refus de devenir une humanité réduite à travailler pour peu, consommer et fermer sa gueule. Ensemble, ils brisent l’effroi du tranchant de leur colère jusqu’à ce que les armes des forces de l'ordre sifflent la fin de partie. Ce samedi-là ne fait pas exception. Le bon préfet de police a sorti ses jouets : blindés, tracteurs anti-barricades, camions grues, canons à eau… La capitale est noyée sous un nuage de gaz alors que des barricades s’érigent. Des journalistes sont molestés. Les street medic aident à évacuer les personnes blessées. Malgré les nombreuses verbalisations, les coups de matraque et les jets incessants de lacrymos, les manifestants tiennent le pavé pendant neuf heures. Alors que les chaînes d’info diffusent en direct les ultimes échauffourées entre CRS et manifestants, une dépêche AFP tombe à 23 h 42 : le Président a disparu.


« Les Français ont le droit de savoir » devient le leitmotiv des journalistes. Les micros-trottoirs fleurissent. À la question « La disparition du Président vous inquiète-t-elle ? », les réponses sont multiples :

— Ça nous fait des vacances !

— Je suis très inquiète. C’est le plus beau président de notre histoire.

— Bah, il réapparaîtra quand il le décidera. Il avait sans doute besoin de disparaître pour une bonne raison. Notre Président est le meilleur, il sait ce qu’il fait.

— S’il pouvait ne jamais revenir.

— Il s’est auto-dissous dans son arrogance.

— J’y crois pas. C’est encore un mensonge de l’oligarchie.

— Y’en a qui disent qu’il est mort du virus. Mais, c’est le vaccin qui l’a eu.

— On parle d’un homme qui a détruit notre pays. Il s’est fait de nombreux ennemis.

— Foutez-moi la paix.

— Sans notre Président, le pays va sombrer. 

— Collabos.

— Il a dû traverser la rue.

— C’est celui qui voulait tout dématérialiser qui y est.

— Qu’il aille au diable !


Fidèle à sa réputation d’homme sans nuance, le ministre de l’Intérieur transforme le pays en une immense scène de crime. Des villes aux champs, les robocops fouillent, interrogent, malmènent tout ce qui ne ressemble pas à un startuper. Perquisitions, interrogatoires musclés, de l’extrême droite aux anarchistes en passant par Jojo le Gilet Jaune et autres opposants, les gardes à vue se multiplient, semant une confusion certaine dans les rangs de la police qui ne dispose ni des effectifs ni des moyens nécessaires pour faire face à une telle profusion. Des milliers de personnes végètent dans les geôles puantes de la République après avoir été soumises à des interrogatoires interminables. Tous les détenus ont en tête cet ordre abominable qui les a séparés de leurs proches : « Police, ouvrez ! » Odieuse réminiscence d’une milice aux ordres d’un pouvoir assassin. Face à la police partout, des groupes de personnes se relaient nuit et jour devant les lieux de détention pour revendiquer la libération des personnes incarcérées. Des collectifs d’avocats sont sur la brèche afin de monter une défense collective contre ces graves atteintes au droit. 


Loin de ces gesticulations, la cellule d’enquête procède à une investigation intensive du dark web et des réseaux sociaux, s’autorise des écoutes illégales sans que rien ne filtre. Au Château, la vie a repris ses droits sans le Chef de l’État. Chacun vaque à ses occupations. C’est ce retour à la normale qui interroge. Les gens semblent indifférents à la situation, si on excepte ceux qui sont dans le viseur du ministère de l’Intérieur. Le but des kidnappeurs ne serait-il pas de démontrer la vacuité de cette mandature ? Mystère et boules. Les interrogatoires du personnel et des conseillers se poursuivent sans avancée notoire. Personne ne sait rien, n’a rien vu ni entendu. Certes, quelques timides critiques permettent de comprendre que la vie au Château n’est pas toujours rose. La gouvernante générale souffle du bout des lèvres avoir assisté à un relâchement dans la tenue du Château depuis l’arrivée du Président et de son équipe. Entre les dîners sans fin avec des personnages interlopes et les fêtes fleuries, la dame ne s’étonne pas qu’il y ait des trous dans la raquette en matière de sécurité. Plus circonspect, le majordome s’interroge sur l’obstination du Président à porter des vestons trop larges aux épaules.


Deux semaines d’investigation tous azimuts se résument à un grand néant. C’est le seum total du côté de la cellule d’enquête. Rien ne filtre ni du côté des indics ni sur le dark web. Les centaines d’heures à visionner les caméras de surveillance sur de simples appels anonymes ont entamé le moral des troupes. Les enquêteurs se rendent à l’évidence : les ravisseurs du Président ne font ni partie de la pègre ni d’une mouvance politique ou terroriste. Ils ont affaire à de simples citoyens très invisibles, très organisés, très inconnus des services de police. La seule chose à faire est d’attendre leur bon vouloir. Les médias se perdent en conjectures tout en déplorant le silence du gouvernement. Les chaînes d’info se tournent vers des experts en terrorisme, des spécialistes en extrême droite, en ultra gauche, en wokisme. Tout y passe sauf l’investigation journalistique. Sur les plateaux défilent astrologues et autres devins. Le thème astral du Président révèle que le destin de cet homme exceptionnel se fissure brusquement à cause d’un accident dont personne ne peut prédire la nature. Les questions fusent, les réponses renvoient au soleil en sagittaire, à la lune en poisson et autres fariboles. 


Breaking news! Un article de L’Autre Info titré « Le Président complice de son propre enlèvement » enflamme les réseaux sociaux :

 

Les citoyennes et les citoyens ont le droit de connaître les circonstances qui entourent l’enlèvement du Chef de l’État, L’Élysée, le ministère de l’Intérieur et la cellule d’enquête nous opposent une fin de non-recevoir. Or, sans la vérification de nos sources, nous ne pouvons publier. 


La situation a évolué ce matin après la découverte d’une banale clé USB glissée dans notre boîte aux lettres sans aucune explication. La teneur du contenu de cette clé ne laisse aucun doute. Il s’agit d’un message des ravisseurs sous la forme d’une vidéo tournée le samedi 12 février 2022 à 21 h 43, où l’on voit le Président, vêtu d’un jogging et d’une casquette masquant le haut de son visage, quitter l’Élysée par la porte de service réservée au personnel. 


Il est évident que les plus hautes sphères du pouvoir et la police connaissaient ce fait très gênant en ces temps électoraux. Nous pourrions faire preuve de compréhension mais ce serait oublier les nombreuses personnes arrêtées, interrogées, maintenues arbitrairement en détention. Ce serait oublier la pression policière incessante sur l’ensemble du pays. Ce serait oublier un nouveau mensonge d’État.


Panique au cœur de la cellule d’enquête qui rame en fond de cale depuis dix-huit jours. Un agent hilare stoppe net la sidération en annonçant :

— Ces coordonnées GPS viennent d’apparaître sur l’intranet de notre service ! Il s’agit de la D952 à Blois. X : 47° 34′ 59,98 » Y : 1° 19′ 59,99 »


HOP HOP HOP !


Branle-bas de combat. Une horde de voitures de police, toutes sirènes pimpantes, traversent Paris direction Blois. À l’approche de la ville, le convoi devient un chat gris dans la nuit noir. Furtivement, il s’approche des coordonnées GPS qui sont celles d’un banal rond-point à la lisière d’une zone commerciale. Là, emmitouflé dans une couverture de survie, il découvre le Président endormi. Sa tenue ne laisse pas indifférent : un pyjama blanc agrémenté de mignons pochoirs du visage souriant de son épouse. L’assoupi est aussitôt évacué par une équipe médicale vers l’hôpital militaire de Saint-Mandé.


Lorsqu’il pénètre dans la chambre, l’homme a revêtu un jogging noir façon rappeur du 93. Son visage a repris des couleurs. Seul son regard demeure vague. En présence du directeur de la DGSI, l’interrogatoire commence : 


— Bonjour, Monsieur le Président. Êtes-vous prêt à répondre à nos questions ?

— Oui, je vous parlerai en toute transparence. J’ai quitté le Château par la porte de service réservée au personnel à 21 h 43. 

— Vous avez effectivement été filmé par une vidéo de surveillance. Il importe que vous nous précisiez la raison pour laquelle vous avez agi de la sorte.

— Je reconnais bien volontiers être sorti secrètement pour un rendez-vous… disons diplomatique, sans qu’il me soit possible de vous en dire plus. Secret défense.

— Monsieur le Président, l’affaire est trop grave pour nous opposer le secret défense, s’insurge le directeur de la DGSI.

— J’entends bien, mais c’est ainsi. Monsieur le Directeur, nous sommes en guerre. Nous frôlons le précipice !


Cet homme fatigué face aux grands défis à relever ici et là-bas s’excuserait presque de cet instant de faiblesse.

— Comprenez-moi, monsieur le Directeur, si je vous parlais, je n’aurais d’autre alternative que de mentir, soupire l’interrogé.

— Nous ne souhaitons pas ça, s’agace le directeur de la DGSI. Qui était au courant de ce rendez-vous ?

— Personne.

— Certes, mais les ravisseurs étaient informés.

— Comment ont-ils su ? Ça reste une énigme qu’il vous appartient de résoudre.

— Monsieur le Président, avez-vous souvenir des conditions de votre enlèvement ?

— J’enfourchais les Champs-Élysées à vélo pour visualiser les opposants factieux, lorsque j’ai ressenti de la difficulté à respirer. Il est vrai que l’avenue était saturée de gaz lacrymogène. J’ai mis pied à terre pour reprendre mon souffle et m’éloigner du chaos. En rejoignant la rue Marbeuf, j’ai senti que l’on m’enserrait fort les bras et me collait un tissu sur le visage. Et là, blackout. Je me suis réveillé dans une vaste pièce sans porte ni fenêtre. In fine, j’étais totalement isolé du monde. Mes tentatives de parler avec mes ravisseurs sont restées lettre morte. Le silence, le silence, cet horrible silence. Ils ont fait tout ce bordel pourquoi ?

— Telle est la question, Monsieur le Président. Comment analysez-vous la situation ?

— In petto, je crois qu’ils ont eu très envie de m’emmerder. Je reconnais avoir été bien traité mais le silence fut mon seul compagnon. De ces gens-là, je ne peux rien vous dire. 

— Nous en sommes tous convaincus, Monsieur le Président.

— Je me suis réveillé balloté dans le coffre d’une voiture. Ces paltoquets m’ont drogué. J’ai senti l’air sur mon visage lorsqu’ils ont ouvert le coffre mais rien d’autre. 

— Monsieur le Président, y a-t-il autre chose qui vous revienne ? demande le directeur de la DGSI.

— Non. Mais je vous promets d’y réfléchir.


Au cœur d’une nuit sans lune, deux ombres, venues du Pont des Invalides, disparaissent quelques instants dans la Seine et s’engouffrent dans le sas d’un tunnel. Elles avancent doucement sur sept cents mètres pour atteindre un tableau électrique hautement protégé par un système complexe d’infrarouges. En vingt minutes, le dispositif de sécurité est désactivé et le circuit électrique vandalisé. Heureuses du travail accompli, les ombres retournent d’où elles viennent. Ça s’agite, au Château complètement plongé dans le noir. À peine arrivés, les responsables de la cellule d’enquête sont refoulés. Secret défense. Le cerbère de service consent à leur remettre une copie du texte trouvé sur les lieux du drame :


Dernière sommation. Nous laissons huit jours à Jet boy et Water girl pour quitter les lieux. 


Des messages poïétiques fleurissent partout, appelant à la révolte :


Nos nuits jetteront des sorts

Nous transformerons les pierres en runes

Les sorcières veillent en éternelles libertaires

Jouant avec le feu, attisant l’air.


Poussée par un enfant espiègle, géant en vérité

Qui ouvrira la voie en chantant :

« Cherche en toi la luciole »

Alors, mille lumières brûleront les idoles

De nouveaux chemins s’ouvriront.


Il est temps encore

Avant que la nuit tombe sur les briques

Opposons rageusement

La nuit des barricades


Quand les rues sont à jeun

Une rumeur de l’inconnu

Ouvre la route

De cités perdues

En avant toute !


Nos horloges sonnent l’heure de l’insurrection

Violence populaire contre violence d’État

Roitelet, ta vérité est le premier cadavre

De ta monarchie de pacotille

Quand le gouvernement ment, la rue rue.


Délaissant la cueillette des champignons, des meutes de sangliers procèdent à un saccage en règle des golfs. Une armée d’animaux nocturnes pisse dans les jacuzzis et les piscines privées. Des escadrilles de mouettes libèrent le ciel des drones inquisiteurs. Les pigeons s’occupent de chier sur les caméras de surveillance. Sous terre, les super mulots et autres rongeurs grignotent les câbles. Une offensive animale soutenue par des activistes et autres zadistes qui perturbent et bloquent les projets dévoreurs de terre et dévastateurs de mer. L’urgence est là. Le temps presse. Pour la justice sociale et le climat, vive le sabotage ! Soulevons-nous avant qu’il ne soit trop tard contre l’incurie du pouvoir.


Une fois encore, les réseaux sociaux s’agitent. Des milliers de personnes s’organisent en collectifs pour faire la misère aux sites pollueurs ou faucher les OGM. Ça ravale les façades, ça grimpe aux arbres, ça se faufile dans des usines classées SEVESO, ça tague à tout va en criant : « Nous sommes la nature qui se défend ! ». Des cortèges fleurissent dans tout le pays soumis à des tirs de LBD, des jets de gaz et des gardes à vue qui ne parviennent pas à contenir la révolte. Au contraire, plus la répression est forte, plus le mouvement s’amplifie.


Au château, le Président en bras de chemise s’adresse à ses ministres : 

— Je vous demande d’être sur le pont pour porter les réformes à venir.

Sans un mot, le ministre de l’Intérieur tend sa tablette au Président.

— C’est où ?

— Chez nous, dans toutes les villes, des centaines de milliers de personnes sont rassemblées silencieusement devant les lieux de pouvoir.

Le petit homme est interrompu par un membre du Service de Sécurité du château :

— Monsieur le Président, nous devons vous exfiltrer. Une foule immense encercle le Château. 

Vingt ans plus tard, la belle planète bleue poursuit sa révolution tranquille autour du soleil pendant que le vivant s’épanouit au rythme des saisons. Personne, à ce jour, ne sait ce qu’il est advenu du Président. Où qu’il soit, sa présence est nulle part. Mais la vigilance reste de mise… On ne lâche pas la proie pour l’ombre, feule le tigre en s’éloignant. 

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