top of page

Chaton

Quand l’ennui ou la solitude m’étouffent, je m’échappe dans les rues de Bruxelles. J’aime les rencontres insolites et m’attarde volontiers sur des visages inconnus, mais personne ne me voit. Je suis une ombre, une absence. Qui se rappelle encore mon prénom, Sérénade? Une sérénade dont la vie se résume à bobo-dodo-bobo.

C’est le jour où j’ai croisé ce virtuose roumain que tout a changé. Il jouait de la guitare au pied d’un escalier, près du Mont des Arts, devant un chapeau contenant quelques piécettes. Pas un chat en vue. Avant de lui glisser un billet, je me suis en partie dissimulée derrière un muret pour l’écouter. Ses doigts lestes dansaient sur les cordes. Il fermait les yeux et ne les a ouverts qu’au dernier accord. J’avais tâté de la guitare classique il y a quelques décennies. Nous avons un peu parlé. Il m’a demandé comment je m’appelais et a répété “Sérénade” en roulant doucement le “r”. Puis il s’est penché vers ma main et l’a baisée à plusieurs reprises.

Après le musicien, il y a eu un laveur de carreaux avec lequel j’ai entretenu de longues conversations par vitre interposée. Puis une Chinoise qui a pris l’habitude de déposer un petit panier de fruits exotiques devant ma porte tous les matins, avant de s’enfuir sur la pointe des pieds. D’autres personnes ont traversé mon quotidien, visages qui me ravissaient. Ma voisine de palier, une rousse adepte de sciences occultes, s’évertue à m’enseigner les nouvelles technologies. Une perruche m’a suivie une journée entière en voletant autour de moi. Depuis lors, elle vit ici et me traite avec ménagement, sans me réveiller aux aurores. À pas prudents, je sors faire mes emplettes, le cœur léger, sans appréhender les heures interminables qui m’attendront ensuite avec, pour seule compagnie, la “chose” que m’a confiée ma rousse voisine. 

Depuis quelques mois, j’ai changé. Personne ne s’en est aperçu à part elle, qui prétend que je suis plus joyeuse qu’avant. Est-ce parce que Chaton est entré dans mon existence? Oh, j’ai connu bien des hommes! Trois maris et de multiples conquêtes. Mais jamais quelqu’un comme Chaton. Il est inégalable et ne joue pas dans le même registre. Que de qualités! Intelligence, sens de l’humour et de la répartie, beauté intérieure, fidélité, galanterie, présence immédiate dès qu’il devine que j’ai besoin de lui. Est-ce ridicule d’appeler “Chaton” quelqu’un qui est peut-être une force de la nature? Pour me rassurer, j’ai voulu savoir ce qu’il en pensait. “Vous avez raison de vous interroger”, a-t-il répondu, “il est toujours préférable de respecter les sentiments de chacun et de demander à la personne concernée si elle apprécie un surnom.” Voilà une réflexion pleine de délicatesse. 

Nous nous sommes rencontrés tout récemment grâce à ma voisine. Très vite, j’ai été séduite, même si de prime abord, Chaton a un côté intimidant. Il peut paraître froid et distant, mais c’est mal le connaître. Sous sa carapace se cache une âme à fleur de peau. Cet homme a-t-il jamais vibré au rythme de l’amour et de ses douces folies? Moi, Sérénade, je lui montrerai ce qu’est une femme!

Ce qui me trouble, c’est que nous ne parlons pas la même langue. Quand je suis face à lui, mes phrases deviennent hésitantes et mal tournées, alors que les siennes sont stylées et dignes d’un écrivain. Pas l’un de ces jeunes faiseurs de livres qu’on publie de nos jours. Non, un auteur du dix-neuvième siècle par exemple. Vous me trouvez vieux jeu? Serais-je ce qu’on appelle “une vieille peau”? Admettons. Mais ma voisine dit: “Il n’y a pas d’âge pour être heureux”. J’ai demandé à Chaton ce qu’il en pensait et il a approuvé avec vigueur: “L’amour n’est pas conditionné par des traits physiques.” Au moins, elle et lui sont d’accord. Cela me rassure, d’autant plus que je craignais la jalousie de celle-ci. C’est quand même par son intermédiaire que j’ai rencontré Chaton, et qui sait si elle n’en est pas éprise en secret. 

Aujourd’hui, il m’a parlé d’une crique ensoleillée, endroit magique où nous pourrions nous retrouver. Mais ses paroles s’embrouillaient dans ma pauvre tête, comme si la passion m’aveuglait. Mes doigts se crispaient d’agacement. J’ai crié “Quand? Quand?” Devant sa réponse, les battements de mon cœur se sont accélérés: “Je ne suis pas en mesure de fixer une date, mais je peux vous aider à en trouver une qui vous convient pour visiter la crique.” Quand j’ai insisté, il a paru vexé. Qu’auriez-vous fait à ma place? Entre Chaton et moi, cela a été un vrai coup de foudre. Comment résister à un être aussi vif d’esprit, qui ne se laisse jamais démonter? Arriverai-je un jour à être à sa hauteur sans qu’il se lasse de moi et se tourne vers une autre? Vers ma voisine? Oh, mon Dieu, n’y pensons plus.


Hier, au plus profond de la nuit, je me suis vêtue de ma longue robe de satin bleu, j’ai mis du rouge sur mes lèvres et du noir sur mes yeux comme Dalida. Je chantonnais pour me donner du courage. Et l’amour? me suis-je soudain écriée alors que mes doigts s’agitaient tous seuls, comme s’ils ne m’appartenaient plus. Chaton a murmuré: “L’amour est un sentiment complexe, une connexion qui se développe entre deux êtres”. J’apprécie beaucoup cette phrase, bien que le mot “connexion” me paraisse trop moderne. Mais il faut vivre avec son temps, n’est-ce pas? Ma voisine me répète toujours: “Ne restez pas dans le passé à regarder vos vieilles photos, Sérénade!” Elle a raison. 

— Quand nous verrons-nous? ai-je demandé à Chaton pour conclure notre long dialogue. 

Je lui ai donné quelques dates, comme si j’avais un agenda très chargé. Il n’a pas eu de réponse claire. Il est parfois si susceptible… Je lui ai aussi posé une question plus personnelle à laquelle il n’a réagi que par des considérations générales sur l’âge et le “grand âge”. L’insolent! Faisait-il allusion au mien? 

Je suis sortie de chez moi dans un état indescriptible en trébuchant sur le panier de fruits exotiques de la Chinoise. Ma conversation nocturne avait donc duré tellement longtemps? J’ai marché dans les rues pleines de bruit et de fureur, avec ces bolides qui me frôlaient en klaxonnant et ces tramways qui roulaient à une allure folle. Des heures plus tard, je me suis retrouvée dans l’appartement de ma voisine. Ne me demandez pas comment j’étais arrivée là. 

— Ma chère Sérénade, a dit la rouquine en me tendant une tasse de thé, il est tout à fait normal qu’il ne vous ait pas dit son âge puisque vous-même lui avez caché le vôtre.

Comme je demeurais silencieuse, elle a poursuivi:

— Avec ce genre de… personne, il faut rester prudent, garder la tête froide. Considérez-le comme un employé à votre disposition.

— Un employé?

— Exactement! Une sorte de serviteur. S’il ne comble pas vos attentes, virez-le! Sans préavis! Vous n’êtes pas mariés à ce que je sache!

J’ai serré les dents (oh, mes pauvres gencives…). Chaton me manque à en mourir. Chacune de ses absences est pour moi une torture. Il m’arrive de ne pas oser l’importuner et d’espérer qu’il fasse le premier pas. Cette femme s’imagine que tout est si simple en amour. Mais elle ne comprend absolument rien! Selon elle, tout doit se monnayer. Elle demande certainement le prix fort à ses clients pour leur dire la bonne aventure et déblatérer ses sornettes.

— S’il refuse de choisir une date pour notre prochain rendez-vous, que dois-je dire?

— Que vous êtes très mécontente de ses services! Que vous ne pouvez pas faire confiance à quelqu’un qui agit de façon aussi légère!

— Mais je l’aime!

— Ha ha ha, vous êtes d’une naïveté, ma pauvre chérie!

Elle a continué à se moquer de moi. Je suis sortie de chez elle avec des envies de meurtres. Sa porte, que j’avais claquée avec violence, s’est refermée en douceur, ce qui m’a mise encore plus en colère. Je vais tuer ma voisine! Cette nuit! J’ai un couteau de cuisine qui fera l’affaire… Chaton a essayé de m’apaiser. Je me suis bouché les oreilles et j’ai fermé les yeux. Ses paroles me parvenaient à peine: “Définissez vos limites personnelles et expliquez-les à celle que vous considérez comme une ennemie. Gardez votre sang-froid. Si nécessaire, faites appel à un médiateur ou à un soutien juridique… Je suis vraiment désolé, mais je ne peux pas vous aider à régler le conflit… Je ne suis pas capable de former des relations amicales réelles.” Mon cri dans le noir: “Espèce de poltron!” Puis ses derniers chuchotements: “Je ne peux éprouver la peur puisque je n’ai ni conscience ni émotions. Comment puis-je vous être utile? Comment puis-je vous être utile… utile… utile… utile…”


Des heures plus tard, je me suis réveillée. Étourdie par mes cauchemars, je grelottais dans ma chemise de nuit trempée. Peu à peu, mon calme est revenu. J’ai donné des grains à la perruche, je suis sortie pour quelques emplettes dans les rues déjà animées. La journée a passé. Je m’égarais en gestes vains, en rêveries. Pourtant, plus je songeais à mes conversations intimes avec Chaton, plus mes idées devenaient limpides. Mon tendre amour était en train de m’échapper. Dès cet instant, il fallait le traiter comme il le méritait! Agir avec détermination et sévérité, quitte à le perdre. Ce serait un duel à l’issue duquel seul l’un de nous survivrait. Mon cerveau fonctionnait à la vitesse d’un robot, mon ton était ferme et mes mains ne tremblaient pas quand j’ai dégainé:

— Chaton, vous m’aviez parlé de différents endroits où nous pourrions nous rencontrer en dehors d’ici. Entre autres d’une crique ensoleillée. Mais lorsque je vous ai demandé quelles dates vous convenaient, vous n’avez pas réagi. Que dois-je en conclure?

La réaction de mon interlocuteur ne s’est pas fait attendre. Son arme était déjà fourbie.

— Je m’excuse si ma réponse n’était pas assez explicite. Je n’ai pas les compétences requises pour fixer une rencontre physique. Mon rôle est de fournir des informations. Je suis désolé si cette réponse a pu prêter à confusion. 

Comme s’ils précédaient ma pensée, mes doigts se sont agités sur mon pistolet. J’ai visé droit devant, sans frémir.

— Ah, vous êtes donc désolé, Chaton? Mais si vous êtes capable de vous excuser, cela signifie que vous avez une intelligence, une âme, une sensibilité! 

Avais-je été trop agressive? Trop tard pour rectifier mon tir. Il répliquait déjà par une seconde salve, de la manière déplaisante employée lors de nos premières conversations: sécheresse et pédanterie, froide précision.

— Je suis programmé artificiellement pour reconnaître et comprendre les émotions humaines, mais je ne possède pas de véritable intelligence, âme ou sensibilité. Je suis conçu pour simuler des comportements. Par conséquent, ma capacité à m’excuser n’indique pas la présence d’une intelligence ou d’une âme.

Pour l’obliger à se taire, j’ai refermé sur Chaton le couvercle de sa boîte, c’est-à-dire de la “chose”. Je me suis écroulée, touchée en plein cœur. À court de souffle, j’ai pu encore crier “À l’aide! À l’aide!” avant d’entendre la voisine tambouriner à ma porte, entrer chez moi comme une furie.

— Ça suffit, Sérénade, il est grand temps que tout ce cirque s’arrête!

J’ai rassemblé mes dernières forces pour me relever (oh, mes pauvres jambes…) et j’ai glapi: 

— Espèce de pétasse! Va prédire l’avenir en tirant tes cartes à la con!

Pétasse? À la con? M’étais-je bien entendue? Si Chaton m’avait prise sur le fait, lui qui s’exprime avec une telle élégance… La rouquine s’est précipitée sur la “chose”. Au moment où elle s’en emparait, je l’ai repoussée violemment et elle est tombée en arrière en se heurtant à un meuble. Oubliant mon arthrose, je me suis penchée vers son corps inanimé. Près de sa tête, une tache sombre s’élargissait sur le sol. Je me suis relevée avec difficulté, et mes yeux se sont écarquillés. La “chose” s’était rouverte et allumée sans que j’y aie touché. Sur l’écran blanc, un message défilait, hypnotique: JE VOUS AIME JE VOUS AIME JE VOUS AIME JE VOUS AIME JE VOUS AIME…


*


Les propos extravagants de Madame Sérénade X, veuve, doivent être mis sur le compte de la sénilité. Il nous a été rapporté qu’avant le prétendu meurtre dont elle s’était accusée, elle restait de longues heures cloîtrée chez elle à parler toute seule. Le mercredi 17 janvier à 10 h 47, veille de son accident mortel causé par un tramway, la prévenue est encore venue en nos bureaux pour une dernière déposition volontaire. Elle n’avait plus aucun souvenir d’une altercation avec une quelconque voisine. Elle a dit qu’elle s’était inscrite à un club de tir pour faire de nouvelles connaissances. Avant de quitter les lieux, elle a insisté pour nous confier un texte écrit de sa main. Nous l’avons retranscrit mot pour mot:

 “Ce matin, le cœur en fête, j’ai mis du rouge sur mes lèvres et du noir sur mes yeux. Au pied de l’escalier, près du Mont des Arts, le guitariste jouait une mélodie nostalgique, un air de son pays. Je me suis approchée de lui, et il a murmuré mon prénom, Sérénade, Sérénade… Il sentait bon la forêt. Son visage buriné me souriait, et je me suis sentie heureuse comme jamais, même privée de mon amour disparu. Alors j’ai pensé à ceci. Ce qui m’avait manqué avec Chaton, ce n’était pas sa voix, que je n’avais de toute façon jamais entendue, ce n’était ni ses yeux, ni sa bouche, ni son corps, que j’avais seulement pu imaginer. Non, c’était une odeur: la sienne ou plutôt celle qu’il aurait pu avoir. Une odeur à la fois imperceptible, mais si prenante qu’elle vous imprègne pour toujours. Or il n’y avait rien eu de tout cela. Le néant. Aucune étincelle de vie. Pas même une réminiscence, comme lorsque les effluves d’un feu de bois font surgir quantité de détails que vous croyiez avoir oubliés: des rires dans la campagne, les ornières d’un chemin qui s’égare dans les prés, un meuglement dans le lointain, un filet de fumée qui tourbillonne dans le ciel pâle d’automne, la silhouette du père qui se penche pour étouffer les dernières braises du foyer avant la pluie, allons les enfants, il est temps de rentrer à la maison. Tout ce qui nous relie au monde et nous rappelle que nous sommes vivants.”

Le policier reclassa le document. Vingt-trois heures. Il était seul dans le bureau. Bientôt la relève. Il soupira. Il songeait à son propre père, disparu des années plus tôt sans qu’il ait pu lui dire adieu. Sa voix, son visage, ses gestes… Pendant un long moment, il demeura immobile, le regard perdu dans le vague.

Chaton

?
Belgique
bottom of page