Buddha’s Band (La bande à Bouddha)
(Bouddha au crépuscule, temple Konkai Kōmyō-ji, Kyoto, 2022, © Michaël Ferrier)
Pour la majorité des gens, le bouddhisme est une religion, pour certains d’entre eux une philosophie et, pour quelques-uns même : une sagesse. Pour moi, qui le côtoie depuis une trentaine d’années aux rivages du Japon, il est autre chose encore, que je tente de saisir au fil de mes échappées. Au Sri Lanka ou en Birmanie comme dans d’autres pays, le bouddhisme a été – et reste parfois – associé à un nationalisme pur et dur. Au Japon lui-même, dans les funestes années 1930, l’ultranationaliste Inoue Nisshô alla jusqu’à théoriser l’assassinat politique comme « un exercice spirituel bouddhiste » ! Pourtant, la fatuité d’une croyance à prétendre exprimer la vérité absolue de l’existence, la justification de la violence (verbale ou physique) par un texte sacré unique et les vaticinations d’un prophète exalté, aucune religion n’en semble plus éloignée que le bouddhisme.
Dans le bouddhisme que j’aime, celui des jardins et des chemins, Bouddha est rarement seul, ses compagnons ne sont jamais très loin. Quelquefois, ce seront un renard ou un chien, un éléphant ou même un poulpe, tout le bestiaire des amitiés du monde. D’autres fois, tapi dans le sous-bois d’un temple, un lotus ou un figuier, dans toutes ses variations, sous forme de pétale ou sous forme de corolle.
Mais les auxiliaires les plus précieux de Bouddha, ses camarades les plus fidèles, ses apôtres pour ainsi dire, ce sont les Jizô. Les Jizô sont des boddhisatva, c’est-à-dire des divinités qui ont atteint l’éveil mais qui ont choisi – grâces leur en soient rendues ! – de rester parmi les humains pour les accompagner vers leur propre salut. Au Japon, ils sont souvent associés à des décès prématurés, des enfants avortés par exemple (d’où leur fréquente représentation avec des bonnets et des bavoirs) ou, plus généralement, ce sont les gardiens de ceux dont les tombes sont impossibles à localiser. Associés à ces destins funestes, ils n’en sont pas pour autant toujours sombres ou sévères, bien au contraire : plutôt que des condisciples de Bouddha, pris dans une relation hiérarchique verticale, ce sont ses compères et ses complices, participant à sa dissémination à la fois locale et planétaire, des partenaires de salut.
Dans son admirable petit livre sur le bouddhisme[1], Jorge Luis Borges esquisse une comparaison entre « l’histoire ou la légende du Bouddha et l’histoire ou la légende de Jésus », et note avec justesse que le christianisme « abonde en traits pathétiques inoubliables et en circonstances d’un dramatisme inégalable ; comparée avec celle d’un Dieu qui condescend à prendre la forme d’un homme et qui meurt crucifié entre deux larrons, l’autre histoire, celle du prince qui abandonne son palais pour mener une vie d’anachorète est nettement plus pauvre. » On ne saurait mieux dire ! Que de souffrances et d’expiations uniques dans le christianisme – que de rondeurs élégantes et redondantes dans le bouddhisme ! Et l’écrivain argentin de conclure, avec sa sagacité habituelle : « La passion du Christ s’est produite une fois et c’est le centre de l’histoire de l’humanité ; la naissance et l’enseignement du Bouddha se répètent de façon cyclique à chaque période historique et Gautama est le maillon d’une chaîne sans fin qui se déroule dans le passé et dans l’avenir. » Cette chaîne sans fin, cet entrelacs délectable des êtres, des animaux, des plantes qui fait la beauté unique de notre monde, c’est celle de « la bande à Bouddha »… Buddha’s Band: un ensemble musical qui tient plus de l’orchestre, voire du jazz-band transnational que des vieilles rengaines nationales, pour nos temps troublés et mortifères.
Pour la nouvelle saison de Marginales, il m’a semblé judicieux de vous offrir 12 images de Bouddha et de ses acolytes : pour la renaissance de la revue, quoi de mieux que cet équipage vivant, rieur et voyageur, qui se réincarne de cycle en cycle, tourné à la fois vers le passé, le présent et l’avenir ?
(Cimetière du temple Adashino Nenbutusu-ji, Sagano, Kyoto, 2022, © Michaël Ferrier)
(Bouddha en dialogue avec la fleur, Kannon du temple Enjô-in, Tokyo, 2022, © Michaël Ferrier)
(Bouddha contre les barbelés : Kannon, bodhisattva de la compassion, Shin-Okubo, Tokyo, 2022 © Michaël Ferrier)
(Bouddha aux peluches, Adashino Nenbutusu-ji, Sagano, Kyoto, 2022 © Michaël Ferrier)
(Les Six Jizô (Roku Jizō) du temple Kongō-in, Toshima, Tokyo, 2019, © Michaël Ferrier)
(Bouddha aux chats, Kannon du temple Gotoku-ji, Tokyo, 2020, © Michaël Ferrier)
(Jizô canaille 1, Kurodani-cho, Kyoto, 2022, © Michaël Ferrier)
(Jizô canaille 2, Kurodani-cho, Kyoto, 2022, © Michaël Ferrier)
(Bouddhas au bavoir, temple Enjō-in, Tokyo, 2022, © Michaël Ferrier)
(Bouddha au strabisme, temple Shinyo-dō, Kyoto, 2021, © Michaël Ferrier)
(Un Bouddha peut en cacher un autre, Adashino Nenbutusu-ji, Sagano, Kyoto, 2022, © Michaël Ferrier)
[1] Jorge-Luis Borges, avec Alicia Jurado, Qué es el budismo ?, traduit de l’espagnol par Françoise Marie Rosset, Qu’est-ce que le bouddhisme ? Gallimard, 1979.