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Bruxelles-Miami

C’était un jour que rien n’aurait permis de distinguer d’un autre : blanchâtre, pas vraiment gris, laiteux comme l’étang triste qu’on aurait pu voir par la fenêtre si le brouillard s’était levé. Titi, étalée sur le couvre-lit aux papillons multicolores de la chambre transformée en studio, passait en revue les messages de ses nombreux suiveurs virtuels : quelques verges plus ou moins turgescentes, quelques torses bombés sur des bides qu’on pouvait présumer flasques et puis, parfois, dans ce dédale de foutre et de mauvais goût, quelques admiratrices boutonneuses et sincères dont les compliments maladroits témoignaient autant de leurs bons sentiments que de leur mauvaise orthographe.

Mais ce jour-là, il y avait eu un message pas comme les autres, un message en anglais plein de couleurs pastel et de promesses d’exotisme : il disait que le profil d’influenceuse de Titi avait attiré l’attention d’un hôtel, qu’ils aimaient ses photos. Sans doute, songea-t-elle, celle de la pizza aux ananas qu’elle avait postée dimanche soir, cette photo d’elle croquant de sa bouche pulpée au rouge carmin l’innommable nourriture dégoulinante façon Mukbang fichée sur la pointe acérée de ses ongles en gel surdimensionnés.

Il y avait dans le message le lien d’un boutique hôtel à l’enseigne fluo. Le lieu semblait pourvu de tous les attributs qu’elle prêtait à Miami, le Miami de Dexter, celui de Burn Notice ou de Bloodline, puisqu’elle était bien trop jeune pour être tombée un jour amoureuse du Crockett de Miami Vice : elle voyait les couleurs pastel, les motifs géométriques et les arcs en ogive qui paraient l’hôtel d’un charme rétro empreint d’une nostalgie émoustillante.

Piquée, Titi avait en s’aidant d’un programme de traduction tapé quelques mots en réponse. En dépit du décalage horaire, il n’avait fallu que quelques instants pour que, de l’autre côté de l’Atlantique, quelqu’un lui réponde.

La réponse disait que l’hôtel parcourait les réseaux, explorant tous les continents à la recherche d’influenceuses comme elle. Comme elle. Et en lisant ces deux mots, les joues de Titi, consciente de sa soudaine notoriété et presque imbue de son indéniable importance, rosirent. Sa personne était requise : on lui offrait, tous frais payés à l’exception du transport, une semaine en pension complète pour deux personnes dans ce charmant petit hôtel de Miami, à charge pour elle tout simplement d’en dire du bien.

Son interlocutrice, une certaine Suzanne avec laquelle elle entama une longue correspondance virtuelle, avait résumé les trois conditions de l’offre comme suit : la première condition était qu’une fois qu’elle serait arrivée, Titi devrait inonder ses réseaux sociaux d’avis dithyrambiques sur l’hôtel, la deuxième était de n’en parler absolument à personne jusqu’à ce qu’elle atterrisse à Miami et la troisième était de venir accompagnée d’une amie.

La première et la deuxième conditions semblaient naturelles à la jeune influenceuse dont les maîtres à penser étaient les exilés de Dubaï. La troisième, emmener une amie, était paradoxalement la condition la plus compliquée à remplir : des amies, des vraies dans la vie, tout compte fait, Titi n’en avait pas ou plus depuis que sa carrière virtuelle se préparait dans le secret de sa chambre. Elles étaient trop moches dehors ou dedans, jalouses ou idiotes, ou les deux et puis, de toute façon, elles ne comprenaient rien.

D’ami, elle en avait qu’un : Yacine. À deux, depuis des mois, des années qu’ils se connaissaient, ils rêvaient d’échanger leur morose Belgique et son ciel de purgatoire contre les paradis éthérés de New York, d’Hollywood ou de Dubaï. Alors, dans la petite chambre de Titi, ils se préparaient au grand jour où ils seraient enfin eux-mêmes : ils se maquillaient, se coiffaient, se filmaient en gloussant. Ils avaient en commun de ne pas appartenir au monde qui les entourait. Oui, Yacine était aussi frappadingue qu’elle. Alors oui, Yacine dirait oui. Et oui, Yacine avait dit oui !

Deux semaines plus tard, après avoir menti à tout le monde, Yacine et Titi s’étaient retrouvés hilares dans le vol d’un transporteur à bas coût qui opérait un vol direct de Bruxelles à Miami pendant l’été. À sa mère, Titi avait dit qu’elle allait à Coxyde, qu’ensuite cela ne la regardait pas et qu’enfin elle avait dix-huit ans et que personne de toute façon n’avait rien à lui dire. Quant à Yacine, il n’avait rien dit à personne, il avait quitté la maison au petit matin, conscient qu’il n’y reviendrait pas. Ce voyage insensé au pays de tous les possibles serait celui de sa véritable naissance : de chenille, il deviendrait papillon. Il ne pourrait plus jamais revenir chez son père sous peine d’étouffer. De finir écartelé, comme un papillon épinglé sur un mur. Peut-être encastré. Sa mère, bien sûr, allait mourir de chagrin, parce que c’est toujours ce que les mères disent qu’elles feront. Mais il savait qu’elle ne mourrait pas vraiment, que la routine la reprendrait jusqu’à ce qu’un matin de soleil, l’absence de son fils lui soit presqu’indolore.

Dans l’avion, Titi et Yacine avaient choisi les pâtes dans les barquettes en plastique offertes par Nathalie, l’hôtesse à l’accent lourd et aux auréoles de sueur. À l’atterrissage, ils avaient fait la file un peu nerveux de se retrouver dans un aéroport tout bardé de drapeaux et d’officiers tour à tour sévères et charmants. Ils venaient en touristes, pour une semaine de vacances dans un hôtel du bord de mer, non ils ne connaissaient personne sauf Suzanne de l’hôtel qui leur enverrait une voiture pour les chercher, elle l’avait promis, la voiture doit sans doute déjà nous attendre.

Titi balbutiait en anglais, cherchant dans les couplets de ses chansons préférées quelques mots utiles. Puis elle avait lâché « merde » et l’officier avait souri : « Vous êtes Français ? ». « Belges, mais on parle français ». Le sourire s’était élargi, l’officier était originaire d’Haïti, il avait un cousin à Nantes. « Vous connaissez Nantes ? ». Il scanna leurs mains, et Titi s’imagina sur Hollywood Boulevard, photographia leur visage en chantonnant la Vie en Rose, tamponna leurs passeports et leur souhaita un bon séjour.

Dans la foule des familles et des amoureux qui s’étreignaient, il y avait un homme tout en noir avec une pancarte. Sur la pancarte, en rouge, était inscrit le nom de Titi. À sa vue, Titi, folle de joie d’être attendue telle la vedette qu’elle se savait appelée à devenir, tira joyeusement le bras de Yacine qui poussait le charriot à bagages.

L’homme en noir toisa satisfait une Titi tout sourire, puis il lui dit quelques mots qu’elle ne comprit pas. « Ton amie, il demande où est ton amie », dit Yacine qui baragouinait l’espagnol. « C’est moi, c’est moi son Amiga » dit Yacine, effronté, tandis que Titi opinait de la tête. L’homme avait semblé tout à coup furieux. Il leur avait fait signe de les suivre. Ils avaient marché longtemps tous les trois, jusqu’au bout de l’allée de palmiers qui séparait le parking de la grand-route. Là, une voiture noire grande comme un corbillard, au moteur allumé et au coffre ouvert, les attendait. L’homme y jeta leurs bagages et leur montra du doigt la portière arrière du véhicule, les enjoignant d’y grimper. Titi et Yacine s’étaient dit que ce type n’était qu’un grossier personnage, mais que sa méchante humeur n’allait pas gâcher leurs vacances, qu’ils s’en plaindraient à Suzanne, alors ils étaient montés sans méfiance.

Mais l’homme en noir et le chauffeur aux cheveux gominés et lunettes noires se disputaient. « Je ne comprends rien » avait dit Titi. « Je crois qu’ils sont furieux que tu n’aies pas emmené une amie » avait répondu Yacine.

Entendant ces mots, l’homme en noir avait ouvert sa portière, il était sorti de la voiture, avait ouvert la porte arrière et jeté Yacine et ses affaires au sol, repoussant violemment Titi qui tentait de s’échapper. Puis, il était remonté en voiture et le véhicule avait démarré.

Alors Yacine en se relevant avait vu une dernière fois Titi, les mains et le visage collés à la vitre arrière. Et la voiture, emportant son amie, avait disparu, comme dévorée par la nuit chaude et visqueuse.

Yacine hébété était parti voir la police. « Ce n’est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière, mais on y travaille ne vous en faites pas, on finira par la retrouver, votre amie ». L’hôtel existe, lui avait-on dit, mais cet hôtel n’avait jamais entendu parler de Titi, et il ne l’avait jamais invitée. Il n’y a pas de Suzanne, le compte sur les réseaux sociaux est faux, la plaque d’immatriculation du véhicule aussi. Titi est victime d’un réseau mafieux alimentant la prostitution. Yacine a eu de la chance : s’il avait été une femme, les deux costauds l’auraient enlevé aussi. Et il peut s’estimer heureux d’avoir été jeté sur la route. Il aurait pu l’être dans un fossé, une balle dans la nuque.

Alors, Yacine, l’ami, tu me demandes ce qu’il est devenu ? Il n’est jamais reparti, il travaille au Kebab à côté du bar gay sur la Beach. Le soir, il traîne au milieu des filles qui font le tapin. Et quand il entend dans la ville un rire qui ressemble à celui de Titi, il la cherche des yeux. Et il la cherchera encore et il la cherchera toujours dans cette ville où l’on vient pour tout oublier et où l’on reste pour tout retrouver.

Bruxelles-Miami

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