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Baisser les âmes

C’est un poète, qui plus est passé de mode.

Pendant plus d’un siècle, il a été célébré comme l’un des plus influents de son art par les tenants de la modernité; à présent, il vivote de minces droits d’auteur, alors même que certaines de ses formules des débuts sont entrées dans le langage courant, comme celle (légèrement augmentée) visible au fronton d’une galerie commerciale s’ouvrant juste en face d’un temple de la culture: “La poésie doit être faite par tous et partout. Non par un”.

Son éditeur, alerté par la déclaration récente d’un homme politique et la polémique qui s’en est suivie, a, sans s’en dissimuler, vu dans celle-ci une opportunité pour relancer sa carrière déclinante. Il l’a donc reçu pour envisager cette perspective. Une connaissance, qui l’a croisé au même moment dans les bureaux, intrigué, nous a téléphoné pour nous signaler sa présence. Nous avons fait le pied de grue devant le siège de l’éditeur pour tenter d’intercepter le poète, pourtant réputé totalement rétif à l’idée de s’exprimer dans les journaux. À notre grande surprise, l’auteur des Poésies I et II ne s’est cette fois pas dérobé: au contraire, il s’est même présenté devant nous, et nous avons pu recueillir ces impressions, peu amènes on va le voir, à la sortie de son entretien.

À la question de savoir ce qu’il pensait de la déclaration litigieuse, il ne s’est même pas emporté:

— Des gouvernements de poètes, je n’en ai jamais vus, nulle part. D’ailleurs, qu’iraient faire des poètes dans de tels parages? Donc, je le dis calmement, c’est tout à fait idiot. Je reste même très réservé quant à ce que devrait être pour moi un gouvernement rêvé… Les gouvernements, quels qu’ils soient et dans tous les pays, sont avant tout peuplés de juristes et d’économistes — des ingénieurs, je ne pense pas qu’ils soient légion dans ces sphères, et de toute façon que feraient-ils d’autre. Il faut des gérants, et le plus souvent des boutiquiers, quoi de plus normal. En quoi donc tous ceux-là seraient-ils des rêveurs?

Et que pense-t-il de celui qui a lancé la formule?

— Ce “Garçon Bouchez” (“Bon mot, vous nous le laissez?”, lui avons-nous demandé en l’interrompant, mais il ne nous a pas répondu et ne s’est même pas montré agacé par notre audace) est du style à dénigrer tout ce qui n’est pas lui-même: avec lui, il y a toujours quelque chose à baisser… Ce genre-là, on le connait donc par cœur… Tout cela est depuis toujours d’un invincible ennui.

— Il ne faut donc pas lui accorder de l’importance?

— Je l’ai déjà écrit il y a longtemps: j’y vois seulement “une notable quantité d’importance nulle”.

Et pourquoi le poète accepte-t-il soudain de nous répondre, alors qu’il est justement réputé pour ne pas parler aux journaux? Ne serait-ce pas la preuve qu’il accorde malgré tout du crédit à cette déclaration?

— C’est seulement pour faire pièce aux intentions de mon éditeur, qui m’a suggéré de tirer parti de cette polémique et de me mettre en avant. En partant, je lui ai dit que j’allais réfléchir. C’est tout réfléchi: je ne vais évidemment pas répondre à un coup politique par un coup d’édition. Je me sers de vous pour l’atteindre, et lui faire savoir publiquement que je n’ai pas à suivre cette voie. Moi aussi, je connais les codes.

Et en effet, c’est peu de dire que, les temps suivants, on ne décela pas la moindre envolée dans les ventes de ses livres.

Baisser les âmes

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