Au nom de quel privilège
Elle s’appelle Nawal, elle a vingt-deux ans. Lui s’appelle Lounis, il a vingt-quatre ans et mène une brillante carrière de journaliste. Nawal est à la fois journaliste et professeur d’anglais. Leur tort ? Être nés en Syrie, dans la paisible ville de Raqqa traversée par l’Euphrate. Leur vie ne ressemble pas à un conte de fées mais ils sont heureux à Raqqa jusqu’à ce que cette ville tranquille se voie tout à coup contrainte d’ouvrir les portes de l’enfer.
Avant 2011, Raqqa était une belle inconnue ; en 2013, elle devient la capitale du « califat » autoproclamé de Daech et les Raqqaouis, les premières victimes de l’état islamique.
En tant que journalistes, Lounis et Nawal ne peuvent rester indifférents à ce qui se passe. Si la plupart des gens ne comprennent pas, sont pris entre deux feux et considèrent finalement Daech comme une solution suite à la propagande organisée par ce nouvel état, Lounis et Nawal ne sont pas dupes et veulent éclairer les citoyens, les hommes et femmes de la rue. Ils assistent aux arrestations, aux horreurs commises, aux exactions, aux luttes intestines au sein des familles et se rendent compte que petit à petit, les Raqqaouis sont colonisés par un tas d’étrangers qui se mêlent à Daech en profitant d’une gouvernance mal gérée. Nawal, Lounis et des Raqqaouis qui essaient de résister avec les moyens du bord, voient Daech imposer une terreur absurde, pleine de perversion, fondée sur des règles aberrantes. Lounis refuse que les Syriens soient instrumentalisés. Il se bat contre cette idéologie avec les seules armes qu’il possède : la parole et l’écriture. Il se bat avec l’acharnement d’un idéaliste passionné de vérité, qui refuse de se soumettre à cette configuration infernale. Il est finalement arrêté, torturé et exécuté par les djihadistes. Sa force intègre et son courage se sont heurtés à une force lâche et destructrice. Daech s’impose totalement et les Syriens sont poussés vers les frontières.
Nawal a vécu toutes les atrocités en direct. Elle a vu Raqqa se transformer en champ de bataille et c’est comme si on avait piétiné, ratatiné, crevé son enfance, son adolescence et son amour, périodes bénies de sa vie, sa vie qu’elle sent se retirer de son corps et de son âme comme on éviderait trop brutalement un fruit pas encore tout à fait mûr. Anesthésiée, elle n’arrive plus à bouger, à prendre une décision. On la bouscule, on la secoue et finalement elle suit les autres, sa famille, ses amis, ses voisins, tous ces gens qui fuient la Syrie pour se réfugier en Turquie où ils bénéficient du statut de « protection temporaire ». Elle vit de petits boulots et n’a qu’une idée en tête : raconter la terreur que vit son peuple, redonner la parole à celui qui l’a prise au péril de sa vie. Lui rendre d’une autre façon cette vie fauchée par la barbarie. Elle a alors vingt-deux ans et elle se mure dans le silence et la souffrance, mais écrit en cachette. La haine et l’incompréhension de la violence gratuite au nom d’une idéologie quelconque, d’un besoin viscéral de dominer, écraser, deviennent l’unique source qui l’abreuve et la maintient en vie. Elle commence à vivre dans l’urgence, l’urgence de témoigner l’indicible, l’inaudible. À vingt-deux ans on peut rêver d’être écoutée et entendue. On peut croire que justice sera rendue.
Elle reste deux ans en Turquie puis décide de partir pour la France. Elle contacte une cousine qui a épousé un Français et vit à Paris. Celle-ci accepte de l’héberger à condition que ce soit également provisoire. La cousine a trois enfants et ne veut être ni encombrée ni inquiétée d’autant qu’elle ne se considère plus comme Syrienne, elle a tourné la page depuis longtemps. Nawal se débrouille pour gagner la France, rejoindre Paris. La connaissance de l’anglais lui est précieuse dans tous ses déplacements. Depuis la mort de Lounis, elle n’a plus peur de rien. La peur muselle et elle ne veut pas d’une muselière.
Les retrouvailles avec sa cousine sont froides, inconsistantes. Plus que jamais Nawal ressent le poids de la solitude. Le mari de la cousine, qui jouit d’une belle position, use de son influence et de ses relations pour régulariser au plus vite la situation de Nawal et lui trouver un job dans un hôtel/restaurant. La matinée jusque quatorze heures, elle officiera en tant que femme de chambre à l’hôtel ; l’après-midi et la soirée, elle sera plongeuse au restaurant. Son emploi du temps bien chargé ne lui laissera pas la possibilité de traîner dans leurs pieds et il lui donne un mois pour trouver un logement. Nawal a connu la violence de la guerre, ici elle doit affronter une violence plus sournoise, le rejet, l’insignifiance des liens de parenté.
Elle n’a plus vraiment le temps de penser. Elle est devenue une exécutante. Dans la cuisine du restaurant, elle prend l’habitude d’entendre les injonctions lui marteler les tympans. L’un après l’autre ou parfois tous en même temps, les ordres s’engouffrent dans son cerveau laminé par la succession ininterrompue des tâches à accomplir. Elle doit se dépêcher pour tout. Vider les lave-vaisselle, essuyer la vaisselle qui pourrait encore contenir des résidus d’eau, tout inspecter à l’affût de la moindre tache qui aurait résisté au lavage. Se hâter de ranger tout ce qui ne concerne pas les tables du dîner. Avant de rentrer chez sa cousine vers vingt-deux heures, elle mange sur le pouce des restes du restaurant. C’est lors d’une de ses pauses de fin de soirée qu’elle fait plus ample connaissance avec Gloria, une cuisinière noire guère beaucoup plus âgée qu’elle. Dès son arrivée, Nawal avait été frappée par le sourire de Gloria, un sourire vrai, irradiant tout son visage et réchauffant la personne à qui il était adressé. Pourtant Gloria a elle aussi vécu l’enfer au Congo. Guerre, viols successifs, coups, blessures profondes. Marquée à vie dans sa chair. Elles reconnaissent leurs souffrances respectives qui tissent entre elles un lien unique et réconfortant. Mais là où Nawal garde une rage et une révolte intactes, Gloria est déjà passée à autre chose, à quelque chose de lumineux qu’elle puise au fond d’elle-même, dans son âme inviolée. Quand Nawal s’indigne, scandalisée par l’histoire de Gloria, celle-ci lui répond avec un détachement désabusé :
— Tu sais, tous les conflits armés ne sont pas traités avec la même indifférence que de nombreux combats en Afrique.
— Ou en Syrie, pense Nawal.
Chaque jour, elle rentre tard chez sa cousine. Elle prend une douche rapide pour ne déranger personne le matin et écrit quelques notes dans son précieux carnet de route avant de sombrer dans un lourd sommeil, souvent peuplé de cauchemars. Elle dort sur un matelas posé à même le sol dans une sorte de débarras. Chaque enfant a sa chambre mais on n’a pas jugé nécessaire de lui en laisser une, même de manière temporaire.
Avec son premier salaire, elle se trouve un studio pas trop éloigné du travail. C’est l’été et cet hébergement lui parait doux et agréable. Et puis c’est enfin son chez-elle. Elle ne voit pas, ou ne veut pas voir, l’état vétuste du logement, les châssis simple vitrage, les traces d’humidité séchées au haut des murs. Elle se trouve en dessous du toit d’un petit immeuble et bénéficie d’une vue plongeante sur un jardin public. Le loyer est un peu élevé pour elle, mais c’est le prix à payer pour la liberté.
Au restaurant, le rythme est intense et on ne lui passe rien. Il faut être rapide, organisé, endurant et rigoureux. Entre les employés de la brigade s’élèvent de temps en temps des rires aussi brusques que brefs pour des plaisanteries que Nawal ne capte pas. Il lui arrive d’observer, en vitesse, les cuisiniers œuvrant à l’élaboration des plats. Il ne lui déplairait pas d’éplucher des légumes mais un simple regard suffit à lui faire comprendre où est sa place. Alors elle reçoit le sourire de Gloria comme un inestimable cadeau. Le plus souvent possible, elles mangent ensemble en fin de service. Elles partagent confidences, silence et nourriture. Mais Gloria est attendue chez elle à l’inverse de Nawal.
Les jours, les mois défilent à une cadence presque militaire. En dehors de son travail, Nawal prend plaisir à faire ses courses dans les magasins de proximité, observer les gens, écouter la langue française, les conversations. Une petite épicerie tenue par un couple de Pakistanais, Ali et Noor, lui plaît tout particulièrement. Le magasin ne paie pas de mine mais l’ambiance y est chaleureuse. Ali et Noor ont également tout quitté et tentent, tant bien que mal, de vivre, de survivre dans une économie qui ne les épargne pas. Ils ont une fille de sept ans, Amina, autiste. Amina n’est plus admise dans les établissements scolaires et ses parents ne peuvent payer une institution où leur fille aurait une chance de s’épanouir. Alors ils font ce qu’ils peuvent, avec leurs moyens, leur amour, pour qu’Amina se développe comme un être humain à part entière et non comme une bête de foire ou un rebus de la société. Ils sont ballottés entre un capital sympathie et une reconnaissance acquis au fil du temps, la difficulté de s’en sortir financièrement et les tags racistes dont leur épicerie fait parfois les frais. Avec dignité ils nettoient les insultes du mieux qu’ils peuvent. Chez eux, Nawal ressent l’affection d’une famille qu’elle n’a plus.
Elle lie également une amitié toute fraternelle avec Ismail, un jeune garçon soudanais d’une douzaine d’années qu’elle voit tous les jours raser les murs, tête baissée, et rejoindre une équipe de manœuvres sur un gros chantier. Un jour, elle l’aperçoit, en fin de journée, debout près d’un lampadaire. Il semble tout à la fois dans l’attente et la résignation. Quand elle voit une grosse voiture noire s’arrêter et l’embarquer, elle comprend l’ignoble marché auquel il doit se prêter pour survivre. Un soir elle décide d’aller lui parler et devient, petit à petit, la sœur d’infortune qui allège le quotidien du garçon ; et Ismail, le petit frère sur qui elle veille et avec qui elle partage un peu de son salaire pour lui épargner, le plus souvent possible, la prostitution.
Progressivement elle aménage son studio avec le strict nécessaire : un lit, une table, deux chaises, un fauteuil et une penderie. Elle dispose d’un jour de congé par semaine et souvent elle en profite pour se promener dans le jardin public, s’asseoir sur un banc et écrire. Le film des événements vécus en Syrie se rembobine, intact, dans sa mémoire et sa plume court sur le papier. La douleur est toujours aussi vive et le manque de Lounis ou le manque d’amour, elle ne sait plus, aussi présent.
Dans ce jardin, elle fait la connaissance de Colin. Il a trente ans, les cheveux châtains bouclés et les yeux verts. Tous les jours il vient faire son jogging. Ils se sourient, simplement, et elle ne voit que cela, un sourire sur un beau visage. Et lui ne voit que la crinière de cheveux noirs ébène, les yeux tout aussi foncés, étirés en amande que souligne encore le fin trait de khôl, la frêle silhouette et l’air effarouché. La proie pour le chasseur. Un jour il s’arrête et s’assoit près d’elle. Ils se racontent un peu et Nawal entrevoit une éclaircie dans son existence terne. Colin travaille au rayon boucherie de la superette et lorsque leurs horaires respectifs le permettent, ils se retrouvent soit au parc soit chez Nawal, Colin vivant en colocation. Le studio de Nawal se pare des couleurs plus douces, plus tendres d’un amour naissant. Elle ne sent plus le froid s’engouffrer par les fenêtres. Elle ne voit plus l’humidité suinter au plafond et aux murs, dégouliner le long des vitres sur les tablettes. C’est la fin de l’automne, presque l’hiver mais elle a chaud dans son chez-elle qu’elle partage de plus en plus avec Colin. Elle se donne avec exaltation, marquée par l’urgence de la vie, par la conscience aiguë que tout peut s’arrêter brutalement, toujours ; habitée par l’omniprésence de la mort qu’elle ne peut évacuer, par l’amour et la peur de cet amour, par le désir et la culpabilité intimement mêlés. Lui, il prend comme il se servirait à une table bien garnie et roterait de satisfaction après le repas. Et lorsqu’un après-midi de janvier elle lui annonce qu’elle est enceinte, il la quitte, du jour au lendemain. Cet enfant, c’est un accident et il a de toute façon l’habitude de déposer sa semence comme on dépose un bilan. Nawal se retrouve seule, comme avant, peut-être cependant avec un sentiment d’abandon plus prononcé dès lors qu’elle a partagé une aventure amoureuse, des sentiments, une part intime d’elle-même. Alors elle la voit, l’humidité maquillant les murs de mascara coulant de grands yeux jaunes, effrayants, s’agrandissant de jour en jour. Elle voit les vitres couvertes de buée et les petites flaques d’eau sur les tablettes. Et elle sent le froid des nuits et des matins lui broyer les os.
Que fera-t-elle quand le bébé sera là ? À qui le confier quand elle travaillera ? Est-elle capable d’élever un enfant, seule ? Ne ferait-elle pas mieux d’avorter ? Les nouvelles dans le monde sont mauvaises partout. La barbarie gouverne le paquebot mondial. Quel avenir peut-elle offrir à ce petit être qui se développe en elle ? Un nouveau film constitué d’inconnues se greffe à celui qui tourne sans relâche une pellicule de souvenirs qui s’enkystent depuis trois ans.
Elle décide de se confier à Gloria. Celle-ci l’écoute avec une immense bienveillance et lui suggère de l’accompagner à une consultation de planning familial. Nawal accepte et l’assistante sociale prend le temps qu’il faut pour tout lui expliquer. Elle lui propose également de se faire examiner par la gynécologue du centre et voir ainsi l’évolution de son bébé, connaître éventuellement le sexe. Intriguée, Nawal suit les contours, les formes de son bébé en noir et blanc sur l’écran. Elle entend les battements du cœur, rapides, pressés par le temps. Elle apprend que c’est un garçon et dans cette bulle d’humanité, elle craque. Les digues de tout ce qu’elle contient depuis des mois, des années, lâchent, d’un coup, avec une violence qu’elle ne peut plus retenir.
De retour chez elle, elle s’enroule dans ses couvertures et dans ses pensées. Ce bébé représente à la fois l’incarnation de sa trahison envers Lounis et la vie, tout simplement. Ce petit être lui donnera-t-il le courage et la force de se battre, d’accomplir la mission qu’elle s’est promise ? Une part d’elle-même est bouleversée que ce soit un petit mec. Elle ne peut s’empêcher d’y voir un signe, comme si elle avait là l’opportunité d’accoucher d’un nouveau Lounis même si cet enfant n’est pas de lui.
L’hiver est long, froid et humide. Aux puces, Nawal fait l’acquisition d’un vieux poêle à gaz, le peu de chauffage venant des radiateurs s’échappant presque instantanément par le simple vitrage et les courants d’air. Elle contacte aussi le propriétaire pour lui montrer l’état du studio et tenter de plaider sa cause. Il regarde à peine les moisissures et la relative insalubrité du studio et toise Nawal avec un mauvais rictus.
— Vous croyez quoi ? Que je vais entamer une série de travaux pour vos beaux yeux ? Il y en a beaucoup de votre pays qui seraient déjà heureux d’avoir un logement et un peu de chauffage ! Si ça ne vous convient pas, je ne vous retiens pas mais vous vous êtes engagée pour un bail d’un an alors réfléchissez aux conséquences, ma petite dame, surtout dans votre état !
Il attarde son regard lubrique sur l’arrondi du ventre et des seins de Nawal. Puis il reprend, sur un ton plus confidentiel, en s’approchant d’elle.
— Ceci dit, on peut peut-être malgré tout trouver un certain terrain d’entente…
Nawal ne comprend pas tout mais saisit l’essentiel. Elle recule, écoeurée. Il ricane et ajoute en se dirigeant vers la sortie :
— La balle est dans votre camp.
Elle ferme la porte à clé et reste adossée au bois. Elle est dégoûtée du complexe de puissance des hommes, elle exècre leur pouvoir sans limites, leur bestialité, leur domination. Elle n’a pas la force d’âme de Gloria. En elle, tout est bouillonnement et révolte contre cette « infection virile ». En Syrie, elle n’a aucun avenir, tout est hors de contrôle. Même après des années, l’idéologie de Daech existe encore. Et ici, en France, quel avenir peut-elle avoir ? Elle va allumer le poêle et se pelotonne dans son fauteuil avec un élan de gratitude envers l’univers lorsqu’elle sent une douce chaleur se diffuser dans le studio. Elle s’endort, un léger sourire aux lèvres, délivrée momentanément de la peur de l’avenir.
Le lendemain, s’inquiétant de l’absence de Nawal, Gloria va sonner chez elle mais le silence lui répond. Elle contacte la gendarmerie. Un homme force la porte et s’engouffre dans une unique pièce saturée de monoxyde de carbone. Nawal dort profondément, trop profondément. Son bébé ne verra jamais le jour et ne connaîtra jamais la rudesse et la brutalité de la loi phallique. Lui-même n’anéantira jamais non plus les autres au nom de la loi du plus fort. Et l’indifférence continuera à couvrir, davantage dans certains pays du monde que dans d’autres, les atrocités qui y sont perpétrées.