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Au foyer

Il ouvre le frigo, il prend une bière, il referme le frigo, il perce la canette et la porte à ses lèvres. Il engloutit deux gorgées, il dépose la boîte métallique précautionneusement sur un des sous-bocks qui garnissent la table basse en verre fumé placée sur un petit tapis bariolé à environ trois mètres devant la télévision. Il s’enfonce dans le divan deux places et ses coussins vert d’eau. Il allume le téléviseur écran plat à l’aide d’une télécommande. L’image apparaît. 

Ses yeux sont bleus et il scrute les images qui s’étalonnent et se corrigent automatiquement. La télévision numérique terrestre propose trois chaînes gratuitement à ses téléspectateurs, et il choisit la troisième. Il prend sur la table en verre son téléphone portable, il effleure l’écran de son index et appuie sur l’icône silence. Le silence auquel il aspire tant. Le silence éternel. Souvent il pense: si je le pouvais, je dormirais mille ans!

Sous l’étroite table ovale, synonyme de fêtes et d’apéritifs, scintille le tapis aux couleurs vives censé indiquer la vivacité et l’énergie de son occupant. En face de lui, Albert, l’immense Albert, à côté de Michel Gallimard, dont la voiture s’écrase, se désintègre littéralement. C’est une reconstitution. C’est ce qu’il voit à la télé dans un film qui par ailleurs présente des documents authentiques. Il ne reste que les débris de la Facel Vega, un platane resté droit sur la Nationale 5, et les victimes. Quelle fut la vie d’Albert? Que faisait-il dans cette voiture de luxe, de prestige et de puissance, lui qui dénonçait le luxe, le prestige, la puissance. Les dénonçait-il? Il voulait vivre dans la vérité. À quoi bon la gloire, le prix Nobel, les femmes, les enfants, pour en arriver là?

Il regarde Albert Camus à la télévision. Plan-séquence en noir et blanc, suite de scènes, archives, son histoire racontée, brossée, juste? Sans doute, à peu près, absurde en tous les cas, comme toute existence. Sachant cela, l’absurdité, Albert la regardait en face, l’esprit révolté, libre, passionné, et se persuada de vivre le plus possible, de construire son propre destin. Loyal envers un père qu’il n’a pas connu, mort à la guerre, Albert Camus, intelligent, brillant, tenait sa raison de vivre et de mourir. Fin du documentaire.

Lui se redresse dans son divan, agrippe son téléphone et repère le numéro de la pizzeria la plus proche. L’index appuie, le majeur aussi, sonnerie.

— Il Nobile, bonjour…

— Bonjour, vorrei una pizza margherita per favore. 

— S’il vous plaît? Je ne comprends pas l’italien. Dépêchez-vous, monsieur.

— Une pizza margherita et des sachets de sauce piquante. Voici mon nom: Luca Blanchot, rue de la Folie 11 à Oxselles. J’ai un compte, une avance chez vous.

— Attendez, je regarde. Oui, très bien, c’est payé, vous serez livré d’ici 10 à 15 minutes. 

Luca éteint le poste de télévision, il attend, oublie Camus et feuillette distraitement La vie en sourdine de David Lodge, bouquin acheté la veille aux puces à deux pas de chez lui. La vie en sourdine, ne rien entendre, mon Dieu, quel bonheur! Vivre avec cette excuse et ne s’intéresser qu’à soi, délivré de toutes responsabilités, les fuir toutes, ne rien comprendre, être de tout et par tous excusé. Ce n’est pas le scénario qu’indique la quatrième de couverture, mais Desmond, le personnage principal, a un sérieux problème d’ouïe; pour un professeur c’est embêtant. Luca croule sous les obligations, lesquelles? Enfiler un pantalon, lacer ses chaussures, se lever chaque matin tout simplement… Type au foyer sans enfant n’est pas une sinécure. Ses amis, eux, en avaient des enfants. Le congé parental rémunéré attirait et ils avaient saisi cette opportunité, non pas qu’ils fussent des papas poules, bien que Richard le fût un peu, mais surtout, ils allégeaient la charge de travail de leur compagne active sur tous les fronts (Virginie), malade (Pauline), éreintée par son travail de nuit aux urgences à l’hôpital (Anna).

Un type au foyer sans enfant, tel est le lot de Luca, une gageure, un défi redoutable. Coup de sonnette, Luca s’approche du parlophone et actionne le bouton poussoir qui déclenche, deux étages plus bas, l’ouverture de la porte d’entrée. La fonction “conversation avec un visiteur” est défaillante depuis des lustres. Il ouvre parce qu’il devine de qui il s’agit. Sur le palier Luca claironne — j’arrive! Il entend le glissement d’une boîte dans le hall, lequel est ponctué par un paf! renvoyé par la première marche de l’escalier. Pas de réponse à son “j’arrive”. La porte d’entrée claque en se refermant. Le type au foyer sans enfant descend, à son aise, la main droite s’accrochant à la rampe, et découvre le carton à pizza cabossé. Un agréable fumet émerge de l’emballage dont il soulève le couvercle. Le contenu n’a pas souffert, la garniture est bien en place. Ouf! Quelle vie! À peine remonté il jette un coup d’œil à son portable et lit “vous avez un message”. Rien ne presse. Couteau, fourchette. Avec ses doigts, il ouvre les deux dosettes de piments qu’il étale sur sa pitance puis il attaque la pâte garnie. Tomates, mozzarella, basilic, toute l’Italie en bouche, où, du moins, les couleurs de son drapeau. Tandis qu’il mastique, il pense, il réfléchit. 

Si Albert Camus avait bénéficié du congé parental, serait-il mort dans la Facel Vega HK-500 de Michel Gallimard? Pour le dire autrement, s’il s’était davantage engagé auprès de ses enfants… Non, sa mission était de foncer en visant un seul but, mais de tous les côtés à la fois, défendre avec acharnement les victimes. Et les amis de Luca, que défendaient-ils? Les trois rois, comme ils se dénommaient eux-mêmes, s’attachaient à mieux combiner travail et famille. Ce sont des surhommes, se dit Luca, le cheveu décoiffé, les espadrilles aux pieds, la chemise froissée et le pantalon, un jeans élimé vieux de sept ans. Les trois rois sont synchrones, de leur temps, remplis de ressources, et se tirent habilement d’affaire. Ils jonglent avec ce que propose la société, en phase avec leur époque, se frayant un passage à travers les sollicitations multiples, affrontant les obligations, ressemblant à des adultes, responsables. Luca ne se voit pas comme tel. Il est toujours surpris lorsque, pas plus tard qu’hier, la serveuse du Snack Sultans of pittas lui dit — bonjour, monsieur. Il ne sait quoi répondre, alors il rétorque à la jeunette de 18 ans, — bonjour madame, comme pour lui faire comprendre qu’elle se fourvoie. Un monsieur, lui? En quoi méritait-il ce titre? Il ne souhaitait pas être associé à un homme de la bourgeoisie ou de toute autre condition. Il ne se considérait pas comme tel. Être un homme, un adulte, à ses yeux c’était une mascarade, une plaisanterie, un déguisement. L’homme opprime, se ment, se gausse et raille, il se moque et se perd dans les tréfonds. La vie est faite de petites concessions, cela, Luca peut l’admettre. Au-delà, c’est la fin de l’enfance, le commencement de la vieillesse. Le dernier morceau de pizza avalé, il s’essuie la bouche et les doigts avec la serviette en papier fournie avec sa commande. La condition humaine, quelle histoire, il s’en serait bien passé, harassé déjà par tout ce travail de type au foyer sans enfant qui consiste à ne pas faire son lit le matin, à regarder par la fenêtre les élèves se rendre à l’école portable à la main, à déjeuner d’une tartine de fromage blanc saupoudré de ciboulette, à lire ensuite, affalé, La vie en sourdine de David Lodge ou L’ombre infinie de César de Lawrence Durrell. Plus tard, écouter à la radio le journal de 13 heures dont il ne retenait que les affres subies par ces pauvres bougres acculés au chômage, et au petit peuple précarisé. Aux Rohingyas persécutés. Aux Ouïgours bâillonnés. Après cela il fallait encore et toujours s’activer, ouvrir le frigo, prendre une canette de bière, l’ouvrir et allumer la télé.

Le type au foyer sans enfant se souvient de l’avis lu sur l’écran de son téléphone. Il consulte sa messagerie et lit: “Enquête de satisfaction: avez-vous reçu votre commande? Merci de bien vouloir noter le livreur. Sur une échelle de 1 à 10, combien lui attribuez-vous? était-il mauvais, bien, très bien, excellent? Autre remarque?”. Luca inspire, expire et pense à tous ces malheureux contraints à un travail ingrat, incertain, instable, n’ayant pas droit au congé parental. Pas assurés, sur leurs vélos de fortune sans phares et aux roues dégonflées. Il coche 10 et excellent. Sous “Remarque”, il indique: livreur exceptionnel, remarquable, bienveillant. Présence incroyable, altier, le geste souple, adroit, bon viseur, poli, courtois, attentionné, réceptif, discret, intelligent, beau, aimable, sincère, naturel, spontané, rigoureux et rapide. Un génie, une perle. Je le recommande absolument. Luca Blanchot envoie sa réponse. Soudain, des secousses. Les murs tremblent, s’affaissent, tout bouge, il perd pied, au sens propre. La maison tremble, les vitres se brisent, le plancher s’écroule en même temps que le toit. Il chute et disparaît sous des décombres. Son souffle est coupé, se libère enfin, il halète. Il perçoit les bruits, un vacarme d’effondrement, mais ne parvient plus à ouvrir les yeux. Du sang coule sur son visage, chaud, très rouge, sa bouche en est pleine. Il gît. Il se dit que c’est fini. Quel bon père j’eusse été si… Son cœur ne bat plus. Une minute, deux minutes, trois. Quel bon père j’eusse été si… Terminé.


Les trois rois accompagnés de leur progéniture suivent le cercueil dans les allées du cimetière. Une activité comme une autre après tout. Ils se recueillent un instant, permettent à leurs enfants de lancer une fleur dans la fosse, sur la caisse qui renferme Luca. L’occasion se présente ensuite de leur expliquer que nous ne sommes pas éternels, et ce congé de paternité rémunéré tombe à pic, précisément le jour de l’enterrement de leur ami. Ils se sentent importants. L’instant est grave et ce qu’ils ont l’opportunité de transmettre à leur descendance, essentiel. — Tu te souviens, dit le premier au troisième, comme il était toujours débordé? On ne parvenait jamais à le joindre. — Un stakhanoviste, précise le deuxième. Qui était-il vraiment? — Je ne sais pas, répond celui qui est producteur à la télévision. Au sens weberien du terme, c’était un consommateur de séries. Nous n’en avons jamais parlé, mais j’en suis convaincu. La culture, très peu pour lui. Sartre, Einstein, Camus, non, il n’avait pas le temps pour eux. 

— Juste, reprend le premier: cela dit, un type sobre, ligne de corps parfaite, nourriture saine, un exemple de ce côté.

— Tu crois qu’il va pleuvoir? renchérit le second qui lève les yeux vers le ciel.

— Je pense que oui, les nuages s’amoncellent, précise le troisième. Venez les enfants, allons, dépêchez-vous, on y va.


Au foyer

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Belgique
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