Article 1, 4e protocole additionnel
I. Bruxelles 2031
Van Vrij, légèrement incliné sur son fauteuil, regarde le plafond étoilé de spots scintillant en reflet de sa jubilation intérieure. Face aux 705 sièges inoccupés. Assis à la place du Président du Parlement Européen. Les pieds sur le bureau en forme de boomerang. Présage d’une histoire qui revient à son point de départ.
En face de lui, la meurtrière surélevée des bureaux désertés des interprètes inutiles. Les traductions sont opérées directement par les programmes informatiques qui équipent les députés aux visioconférences où chacun vote depuis son domicile.
Van Vrij sait que cette distance l’a servi pour l’adoption de sa motion. On ne prend plus le temps de discuter dans les couloirs avec ses collègues. Les assistants fournissent des rapports électroniques qui ne sont pas toujours lus. Le travail parlementaire est expédié aussi vite que le fleuve de la vie coule.
Cela fait quelques années qu’il a lentement imposé l’idée dans son groupe – le rassemblement des nationalités libres – que l’article 1er du 4e protocole additionnel doit être abrogé. La partie de leur électorat qui sera touchée par la mesure n’en comprendra pas la portée. Celle qui en bénéficiera grossira les rangs ou le compte bancaire du parti. Même ses amis politiques n’en saisirent pas tout à fait l’intérêt.
Sa nomination au Commissariat des droits humains résultait d’une ambition longuement nourrie. Peu de gens avaient perçu la manœuvre. Son intelligence, sa détermination, son entregent avaient enfin payé.
Il savoure cet instant dans l’hémicycle vidé de sa substance et rempli de lui seul.
L’article 1er n’est pas encore mort. Dès lors que l’Union Européenne s’est prononcée, l’étape du Conseil de l’Europe ne sera plus qu’une formalité. Son triomphe est déjà complet.
II. Cramignies 2034
Les coups frappés font sursauter Jean-Luc Prêteur. Il ne s’en étonne pas. La sonnette ne fonctionne plus depuis que l’électricité a été coupée par la compagnie pour défaut de paiement. Sa femme ne s’en est pas accommodée et est retournée chez sa mère avec les gosses. Comme dans un village au cœur de l’Afrique, il se rend deux fois par jour au « Singh Shop » pour recharger les batteries de ses deux « GSM » dernier modèle.
Énervé, il met sur pause le jeu vidéo. Il s’apprêtait à franchir, en fugitif, le quatorzième mur d’enceinte du sixième niveau. Sur l’autre téléphone, il coupe le morceau « Hell’s Bells » au tintement du troisième glas.
Il enfile peignoir et pantoufles, se dirige vers le garage devenu remise depuis que sa voiture a été saisie par les huissiers. Il n’y a pas d’autre moyen d’accéder chez lui. La porte est bloquée. Il ne voit pas le besoin d’appeler le serrurier. De toute façon, personne ne vient jamais.
Il surprend ses deux visiteurs en apparaissant par la porte du garage. À leur gauche. Ils sont vêtus de noir, en toile cirée renforcée. Protections aux coudes et aux genoux. Bottines de cuir. Regard d’acier. Coupe en brosse à poils durs.
L’un d’eux s’avance, lui demande s’il s’appelle « Jean-Luc Prêteur ». Sans attendre sa réponse, il lui lit un document sur sa tablette, intitulé « mandat d’arrêt » délivré par le Ministère Public (les juges d’instruction ont été supprimés en 2029). Il le prie de bien vouloir avancer ses poignets et de les suivre au fourgon. Prêteur n’ose pas élever le ton. Il demande « pourquoi ? », « où ? ». On lui répond que ce n’est pas de leur compétence. Il verra bien. Ils ne font que la tournée imposée par la banque de données du Parquet. Prêteur, mains attachées à la laisse qu’ils tiennent, les suit docilement. À moitié incrédule, à moitié anesthésié.
Depuis l’appui de fenêtre, le chat le regarde s’éloigner vers la camionnette. Il n’est pas inquiet. Cela fait longtemps que son maître ne lui a plus acheté de pâtée. Il se nourrit des souris qu’il croque au retour de ses chasses nocturnes. Il ne connaît ni la clémence, ni la pitié. Il ne juge pas. Il piste et tue.
III. Strasbourg 2032
Les bureaux du Conseil de l’Europe sont abandonnés depuis plusieurs années. La ruche des 2200 employés s’est considérablement amaigrie. Tous travaillent à domicile. Les réunions sont virtuelles. Van Vrij y assiste en qualité d’observateur. Les représentants des 46 pays n’apparaissent sur l’écran que sous la forme du drapeau de leur nation. On ne voit pas leur visage.
La presse a le droit de se connecter pour suivre les débats. Comme ceux-ci sont réduits à la lecture du texte et au vote, elle ne prend plus la peine de se faire une opinion. Van Vrij sait que, de toute façon, hormis quelques « free-lance » qui éructeront de vagues indignations ne recueillant presque aucun « like », les réseaux sociaux, seules sources d’informations, n’en parleront pas. Le sujet est trop technique. Trop juridique. Il ne fait vibrer ni les intellectuels qui courent derrière le scandale et leur égo, ni la population qui ne sniffe que des lignes de séries « nextsoft ».
Si les 27 pays de l’Union Européenne ont déjà dit oui, les 19 autres suivront sans difficulté comme l’a prévu Van Vrij. La Suisse n’a aucun souci pour punir ceux qui mettent à mal la propriété garantie par l’article 1er du 1er protocole additionnel de la Convention. Elle souligne la contradiction apparente avec l’article 1er du 4e protocole additionnel et sollicite sa suppression. La Serbie se fiche d’appliquer ou non la Convention après la troisième guerre du Kosovo.
Le texte est voté à l’unanimité.
Il ne reste plus à Van Vrij qu’à contacter les Ministres de la Justice de chaque État pour procéder aux adaptations législatives internes et parachever son œuvre. Il aime à penser, en bon complotiste, qu’il a été l’âme de ce projet. Il se leurre. D’autres y ont pensé, l’ont soutenu ou y sont indifférents.
Il a, par contre, l’exacte intuition que ce n’est qu’un début, qu’un mouvement plus profond se dessine.
IV. Haren 2034
Par la fenêtre du fourgon, Prêteur aperçoit, en grillage, la dalle de béton de l’entrée de la prison de Haren. Elle est percée, en son centre, du rectangle de la porte coulissante qui s’ouvre lentement pour laisser entrer le véhicule et l’engouffrer pour de bon, dans un monde inconnu.
Les policiers le font descendre pour le remettre aux agents pénitentiaires auxquels ils donnent une « décharge » à signer. Leur rôle dans la chaîne s’arrête ici. Ils repartent pour exécuter un autre « mandat ».
Prêteur vide ses poches vides. Lorsqu’il est nu, un type un peu endormi lui demande de se pencher. C’est au moment où les deux doigts de l’homme pénètrent le plus profondément en lui qu’il comprend qu’on l’a dupé, qu’il s’est berné, qu’il a atteint le cul-de-sac de sa vie.
La prison de Haren n’a que douze ans d’âge et s’est déjà dégradée. Les détenus y circulent librement. Les cartes électroniques d’accès à la cellule sont rapidement tombées en panne. Les gardiens peu nombreux en raison des restrictions budgétaires ont laissé les détenus prendre possession de l’intérieur des bâtiments. Les panneaux solaires ont été arrachés. Le chauffage par le sol déterré. En hiver, il fait glacial. En été, les prisonniers dorment dehors, dans les sillons de terre retournée du jardin citoyen en friche.
Ce qui manque le plus à Prêteur, ce sont ses deux GSM. Il n’a pas le sou pour s’acheter, au marché noir, des appareils de contrebande. Alors il reste comme un enfant puni assis dans un coin de la cour de récréation. Il fixe le mur gris de la façade de l’entrée mais de l’intérieur cette fois et se demande toujours ce qu’on lui reproche. Il ne pense pas qu’il aurait dû s’informer. Il regrette juste l’insouciance de ses soirées de surf sur les réseaux.
V. Justice de Paix de Cramignies 2033
Le bâtiment délabré lâche à son entrée une odeur d’égout qu’aucun entrepreneur désigné ou non par un marché public n’a pu résoudre. Le Juge de Paix s’est résolu à ne plus tenir ses audiences dans la salle principale mais dans son bureau. À chaque nouveau dossier, le vieux greffier se lève pour appeler les parties à la cause.
Compagnie d’électricité contre Prêteur.
Le conseil de la compagnie d’électricité s’avance avec son portable sous le bras.
Le greffier répète.
Compagnie d’électricité contre Prêteur.
Personne ne réagit dans le public assis sur les bancs. Certains hoquètent malgré l’heure matinale, des vapeurs d’alcool de la veille ou de l’aube, ou dorment carrément.
Le Juge se tourne vers l’avocat sans un mot. L’autre lui répond : Montant de la dette : 525,68 €, accessoires compris, dépens non liquidés.
Le Juge ne le regarde déjà plus et lâche un mot couperet : Défaut.
VI. Paris – Musée du passé – 2047
Le cocktail organisé par le Ministre français de la Culture pour le vernissage de l’exposition « CEDH – une Cour qui a fait son temps », accueille stars du Net, musiciens rappeurs cosmiques, juristes électroniques, émancipateurs des mœurs, beaux esprits du lieu commun.
Les semelles des baskets décompensées font crisser le béton lissé tout autour des vitrines au contenu qui n’aimante pas beaucoup de curieux. Il est vrai que la curiosité est devenue assez suspecte. Les données ne sont pas données à tout le monde. Rester dans sa cellule même quand la porte est ouverte.
Un gamin qui s’ennuie plaque ses doigts gras sur le verre du présentoir et y laisse ses traces de sorte qu’il devient difficile de lire le texte qui se trouve derrière celui-ci :
Protocole additionnel n° 4 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.
Article 1er : Interdiction d’emprisonnement : Nul ne peut être privé de sa liberté pour la seule raison qu’il n’est pas en mesure d’exécuter une obligation contractuelle.