Amen
Le mercure grimpe, enfin, comme il s’éleva cette année-là aussi, de la Pentecôte à la Sainte Trinité. Approchons-nous afin d’y voir plus clair:
La messe de sept heures, le matin du premier dimanche qui suit la Pentecôte, se clôturait à Oxselles, et les fidèles qui remplissaient l’église la quittaient dans un brouhaha de chaises et de prie-Dieu qu’ils déplaçaient pour rejoindre le centre de la nef, atteindre la sortie et attendre dehors le signal de départ de la procession. Ils se mêlèrent à la foule des autres pèlerins qui célébraient en ce jour de la Trinité leur Saint Patron, Hermès, par un pèlerinage autour de la ville.
Six hommes, des cordonniers de la cité, avaient la chance de pouvoir porter la statue du Saint protecteur auquel les habitants de la région vouaient une dévotion sans bornes depuis le moyen-âge, depuis 1089 exactement, et particulièrement les personnes malades des environs, celles qu’on jugeait folles et qui souffraient de bile noire. Efforts physiques et recueillement religieux, deux attitudes nécessaires, afin d’accomplir les 32 km de l’exigeant circuit vallonné, et cela pour espérer être entendu, exhaussé, et retrouver une santé qu’on n’attendait plus, pour soi ou pour un proche. Saint Hermès aurait ainsi, sans qu’aucune preuve jamais ne l’ait formellement attesté, protégé sa population lors de grandes épidémies comme “le feu de saint Antoine” causé par un champignon parasitaire du seigle. Les croyances allaient bon train et quelques farceurs lancèrent le bruit aussitôt relayé que Saint Hermès, s’il guérit les fous des environs, laisse les Oxsellois tels qu’ils sont.
Les six hommes, honorés et fiers, s’avancèrent vers une sorte d’autel sur lequel reposait la statue de bronze avec son glaive et sa couronne en argent, et dont la lourdeur s’avérait proportionnelle au haut degré de perfection chrétienne attribué au vénéré martyr. Lorsque les porteurs convaincus de leur force voulurent la déplacer, l’idole vacilla à cause du poids terrible. Ils tentèrent de la redresser, mais deux des hommes lâchèrent prise, leurs mains glissant du socle. Le porteur qui s’appelait Gaspard reçut tout le poids de la masse sur son flanc, et ne pouvant la supporter, la statue chuta d’un coup, frôlant son torse et s’écrasant sur son pied gauche. Les yeux exorbités, rempli d’effroi et de douleur, Gaspard hurlait. Du sang débordait de sa chaussure. Ses compagnons, tous ensemble, avec une ardeur décuplée, rassemblèrent leurs forces pour tenter une nouvelle fois de soulever la statue. L’opération fut malaisée jusqu’à ce que, finalement, en sueur, ils arrivent à leurs fins. Gaspard avait le pied libre, mais complètement broyé.
Quelques fidèles, alertés par les cris, accoururent, se proposant de transporter chez lui le malheureux. Les cordonniers l’exhortèrent à consentir tout en le rassurant: un homme du nom de Guillermo, robuste, vigoureux et résistant, le remplacerait. Une jeune fille sortit d’une de ses poches une pièce de linge que Gaspard refusa, tout comme il déclina l’offre de se faire remplacer et, serrant les dents, surmontant son épouvantable souffrance, il reprit place à côté de ses frères d’armes, glissa son épaule sous la statue portée par ses acolytes et sur une seule jambe, à cloche-pied, avec les autres il la transporta. Au son du sonneur de clochettes, un vieil homme voûté qui s’infligeait des mouvements étranges et disproportionnés, le cortège s’ébranla. La foule rassemblée au bord de la route assistait au passage de la procession, avec à sa tête le curieux sonneur suivit de près par l’effigie en bronze. Suivaient le doyen, les prêtres, des notables et des centaines, peut-être même plusieurs milliers de pèlerins. Il faisait chaud ce 3 juin, jour du Seigneur, une chaleur accablante, et après un quart d’heure Gaspard ne parvenait plus à sautiller sur sa jambe droite en traînant son pied gauche écrabouillé (c’est un exercice très difficile à réaliser lorsqu’on porte le patron de la ville sur ses épaules). Il était blanc comme un linge et, arrivé en bas de la rue qui montait jusqu’à la chapelle de Lorette, livide, exsangue, il s’écroula. Dans l’affluence, deux badauds, des lointains parents qui l’avaient reconnu, le portèrent jusqu’à la maison la plus proche qui était celle d’une guérisseuse qui avait la réputation de pouvoir tout soigner. Elle immergea le pied dans un seau d’eau froide, le nettoya et conclut après l’avoir observé, qu’elle ne pouvait rien faire, que le membre était perdu. Le porteur s’évanouit. Sous la statue, Guillermo prit le relais et, à hauteur de la chapelle, le Saint Patron, après en avoir fait le tour, fut reconduit par les six courageux dans son église, tandis que les fidèles, à pied, à cheval pour quelques-uns, poursuivaient leur chemin longeant les uns après les autres les six villages limitrophes, les empruntant parfois; comme au hameau de R. où la multitude de croyants prit le temps de s’asseoir et de se sustenter durant une petite heure dans une prairie fraîchement fauchée prévue pour les accueillir. Chacun sortait de son filet ou de sa besace du pain, du saucisson, du fromage, enfin, ce qu’il avait emporté pour reprendre des forces, avant d’entamer, résolu et reposé, les dix derniers kilomètres du grand Tour. Ils songeaient, pour se donner du courage, aux bienfaits qui leur seraient accordés en récompense de leurs efforts, de leur récollection, de cette retraite spirituelle en quelque sorte. La distance enfin parcourue, les marcheurs éreintés, mais soulagés en même temps que satisfait retrouvèrent, petit groupe par petit groupe, leur ville, où un défilé chamarré retraçant la vie de Saint Hermès les attendait. La statue de bronze réinstallée dans l’après-midi trônait à nouveau dans l’église et, vers 19 heures, les autorités ecclésiastiques clôturèrent le culte par une célébration ultime en l’honneur du Saint Patron.
De son côté, Gaspard avait repris ses esprits et contemplait sa blessure. Son pied pendait, retenu seulement par quelques tendons et ligaments. Sautillant sur sa jambe valide, il prit à son tour le chemin de l’église dans laquelle les pèlerins se trouvaient de nouveau. En plein milieu de la cérémonie, il se dirigea vers l’autel et, d’une voix étonnamment franche et claire, devant la foule horrifiée, il déclara qu’il offrait son pied à Saint Hermès, car si cet accident était arrivé, c’était parce que le Saint Patron l’avait voulu, étant donné que lui, pauvre pêcheur, avait commis très probablement trop de fautes, même si d’aucunes il ne se souvenait. Gaspard tira hors du gousset caché dans la ceinture de son pantalon un petit canif vieux et rouillé. Il souleva sa jambe blessée, et son pied informe, sous les glissements de la lame, se détacha peu à peu, se balançant un instant tenu par les derniers filaments. Puis, il tomba dans la bassine d’étain qui récoltait les dons d’argent destinés à la réfection de l’église.