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Aimer l’ombre et la lumière

Un couple de trentenaires partage une bouteille de champagne en terrasse d’un café. Ce matin, ils ont vidé leur compte de la centaine d’euros qu’il leur restait et ont mis d’élégants vêtements, un peu défraichis, vestiges de leur ancienne vie. Ils ont commandé une bouteille de champagne hors de prix, l’ont sirotée sous un soleil printanier. Quand leur ancien employeur est passé devant eux, revenant de son heure de table, ils se sont levés comme un seul homme et l’ont suivi jusqu’à l’entrée de la banque dont il est le directeur. L’homme et la femme l’ont poussé à l’intérieur du bâtiment, se sont embrassés et, sans aucun discours, se sont fait exploser, emportant avec eux leur ancien patron et quelques employés. 


Trois personnes, deux hommes et une femme pénètrent au siège bruxellois d’un groupe pétrolier. Le vigile leur demande de partir. La jeune femme sort un fusil à pompe et l’abat sans sommation. Deux autres gardes arrivent. Les échanges de feu sont violents. Les trois individus, dans la vingtaine, décèdent sous un feu nourri. La prise d’otage n’aura pas lieu. Mais d’autres viendront. 


Une centaine de personnes masquées avancent vers un dépôt de produits pétroliers au bord d’un fleuve dont les réservoirs de plusieurs millions de litres déchirent l’horizon. Armés de cocktails Molotov, ils saccagent les bâtiments alentour, les camions arrêtés aux dépôts, les machines d’entretien. Les employés s’enfuient en courant. La police arrive en masse, mais trop tard. Le groupe a disparu. Mais ils frapperont encore quelques jours plus tard. 


Chers membres du Conseil, 


Ceci est ma lettre de démission, irrévocable et murement réfléchie. Les scènes que je vous ai décrites ci-dessus étaient monnaie courante il y a peu. C’était avant que j’entre en scène. Vous vous en souvenez, mais permettez-moi quelques rappels. J’avais créé le projet Sensor suite à l’explosion de l’utilisation des puces neuronales. Conséquence de la pénurie annoncée des terres rares, un multimilliardaire avait mis toute son énergie à mettre au point une puce capable de remplacer ordinateurs et smartphone pour un coût de production inférieure à trois dollars. Une fois placée, la puce neuronale permettait à son utilisateur d’avoir accès à toute une série de services et d’objets virtuels qui se projetaient directement dans son champ de vision. Chaque être humain était devenu un petit ordinateur, disposant à l’envi d’un champ de vision augmenté et d’un accès à internet. Évidemment, cette solution ne résolvait pas l’immense consommation d’énergie et de ressources des gigantesques serveurs nécessaires, mais la solution avait été vendue comme la réponse idéale à l’empreinte écologique de nos artefacts informatiques. En moins de cinq ans, la quasi-totalité de l’humanité s’était dotée de ce smartphone dématérialisé. La déconnexion était devenue un mythe. Bien sûr, la puce vous garantissait sur le papier le caractère privé de vos pensées. Votre vie vous appartenait toujours. Il n’était pas question d’exploiter commercialement autre chose que les données que vous laissiez déjà, en masse, lors de votre navigation. La puce n’était pas conçue pour ça. 


Mais tout système a des failles. La puce neuronale avait été commercialisée bien trop tôt avec trop d’inconnues. J’avais identifié une de ces failles. Pour faire simple, l’utilisation de la puce s’accompagnait de l’émission massive sur le réseau de données parasites qui s’avéraient être nos pensées. J’y avais vu un moyen unique de sonder, dans une approche scientifique, le moral de l’humanité. Le dispositif du projet Sensor permettait de se connecter au flux du web neuronal. Plus que d’en extraire des données statistiques, cette connexion permettait à l’utilisateur de véritablement percevoir et ressentir le flux de sentiments, d’émotions, de sons, de sensations et de visions qui s’échappaient sur le web. S’y connecter était une expérience unique et vous permettait de ressentir des milliers de vies, aléatoirement distribuées sur la planète, en quelques instants. Plongé dans ce flux, je ressentais dans une oscillation vibrante et volage la diversité des vies humaines sur notre planète. 


J’étais tour à tour au volant d’une mobylette dans les rues de Vientiane, sentant le vent, la caresse du soleil et entendant les rires de mes enfants accrochés à moi. J’étais un nomade, dormant sous les milliers d’étoiles d’un désert indéfini. Je ressentais la colère d’un modeste pêcheur au large des côtes africaines pestant sur les plastiques pris dans son filet, l’apaisement d’une nonne chantant lors des complies au soir d’une journée, l’allégresse d’une fête dans un bar citadin sud-américain ou la satisfaction d’un maraîcher devant une terre amoureuse, prête à être travaillée. Je ressentais la joie des anniversaires, d’un accomplissement, la chamade d’un cœur lors d’un premier baiser, l’explosion du désir de jeunes amants, la puissance d’une étreinte. J’étais tour à tour emporté par la fierté d’un haka māori, la transe d’une danseuse à Dakar, la fatigue d’un paysan bêchant son champ aux pays des mille collines. Je percevais successivement l’excitation d’une course à cheval dans les plaines mongoles, la contemplation d’un coucher de soleil sur l’Océan Pacifique ou la surprise d’une rencontre avec un animal sauvage au détour d’une balade en forêt. Mais je pouvais également ressentir la peur d’un lendemain incertain, la violence destructrice d’un viol, l’impunité des puissants, la révolte ou le désespoir. Je percevais la rage d’un milicien armé dans un village à sa merci, la colère destructrice d’un terroriste, la peur, mêlée de fureur de l’orphelin dont les parents ont péri sous les bombes. J’étais emporté par la joie entraînante d’une musique d’un bal folk, l’émotion douce d’un roman captivant, l’adrénaline d’un adolescent devant un film d’action, ou l’épuisement d’une ouvrière chinoise dans une usine. Il ne m’était pas possible de percevoir une pensée articulée, mais simplement un ressenti de ce flux de lumières, d’images, de sentiments et de sensations. Haine et espérance cohabitaient, mais la première semblait croître au détriment de la seconde. 


Comme vous vous en souvenez, chers membres du Conseil, mon projet avait reçu l’aval des gouvernements. Il représentait une occasion unique de sonder le moral et les aspirations de l’humanité comme globalité. J’étais à la tête d’une équipe d’une vingtaine de chercheurs. Passé l’exaltation de la connexion, nous avions l’urgence de transformer ce flux en données exploitables. Petit à petit, nous avons réussi à entraîner nos ordinateurs à reconnaître eux aussi les émotions qui parcouraient la toile. Nous leur avons appris à reconnaître la joie et la peur, à départager l’excitation de la colère. Et à mesure que l’expérience de nos machines grandissait, nous avons arrêté de nous connecter nous-mêmes directement au flux neuronal. Fini l’illumination ressentie, fini le vertige de ces millions de vies partagées. Les émotions sont devenues des statistiques, des données à sonder et à interpréter. Ce que je perdais en émotion, je le gagnais dans la création d’un paysage clair de la répartition des émotions et, in fine, de la satisfaction à être humain sur notre petite planète. Le bilan n’était pas fameux et mes équipes avaient pu détecter une recrudescence de la colère juste avant le début des “évènements”. Ceux-ci, comme vous le savez, désignaient une augmentation massive des attentats, rébellions et actes de désobéissance civile partout et conjointement sur la planète. Les évènements climatiques extrêmes se multipliaient, engendrant famines, révoltes, guerre et désespoirs. 


C’est alors que mon projet a été “recruté” par vos soins. Cet avisé conseil d’administration m’a demandé de détourner le projet de sa vocation initiale pour en faire un outil de lutte contre la criminalité, selon vos mots, les révoltes selon les miens, qui émergeaient un peu partout sur la planète. Je devais cibler la colère et le désespoir destructeur pour identifier les auteurs potentiels de futurs actes de rébellions ou d’attentats-suicides, les deux avançant souvent de concert. Les choses ont rapidement évolué. De senseur, je suis devenu censeur. Mes équipes ont été décuplées et nous avons traqué toute image de dissidence et toute émotion négative libérée sur le web neuronal. Les systèmes se faisaient plus précis. Nous parvenions à jauger le niveau de colère et de révoltes des personnes et souvent à les identifier par les images qui accompagnaient ces émotions. On peut aimer à la fois l’ombre et la lumière. Et Dieu sait que, si j’étais bon dans mon rôle de chercheur et les visions altruistes que je lui donnais, j’ai plus que brillé dans mon rôle de censeur. Si j’avais apprécié de sonder les émotions, je me suis délecté de ce sentiment de toute-puissance devant les réactions en chaîne que je déclenchais. 


Je traquais le “trop”. Trop subversif, trop rêveur, trop révolté, trop en colère. Bien sûr, je pouvais toujours justifier mon travail en tentant de le présenter sous une lumière altruiste. Après tout, nous tentions aussi de limiter les crimes, les comportements déviants, les abus. Ça, je le mettais en avant. Mais je taisais ce sentiment magnifique de puissance, cette sensation d’avoir le contrôle de mes semblables et de planer au-dessus de la mêlée. Je traquais sans relâche toute dissidence et me délectais de mes succès, de ces images d’arrestation de pauvres gens plaqués au sol par une équipe d’intervention alors qu’ils n’avaient encore commis aucun crime si ce n’était celui d’être révolté. On peut aimer à la fois l’ombre et la lumière, comme je le disais. 


Les gens tentaient bien de déjouer le système. Les antidépresseurs étaient consommés en masse pour tenter de masquer les sentiments négatifs et de passer sous les radars. On se formait à la méditation pour tenter de ne pas se laisser envahir et emporter par la colère. Et puis il y avait ceux qui tentaient de déconnecter leur puce clandestinement — elles avaient été rendues obligatoires entre temps — au risque d’y perdre la vie. 


Mais c’est dans le calme et la banalité des habitudes que peuvent parfois naître de grands revirements, aidés parfois il est vrai par la contingence d’évènements inattendus. Pourrais-je dire que je vivais réellement à cette période? D’une certaine manière, je réprimais les émotions des autres tout autant que je m’interdisais les miennes. Depuis que nos machines étaient entrainées à identifier les affects, nous avions laissé de côté la connexion directe au réseau. Jusqu’au jour où un bug est apparu, un biais interprétatif, une mauvaise traduction d’émotions. Avec le recul, ce sont vraisemblablement des serveurs endommagés par la grande éruption solaire qui nous a frappés il y a peu qui ont provoqué ces avaries. “Car c’est de la lumière que viendra la lumière”, pouvais-je lire dans une bande dessinée de Tintin quand j’étais enfant. Et c’est bien ce qui se produisit. Cette éruption solaire perturba nos interprétations. La machine s’est mise à confondre tristesse et colère, joie et révolte. Nous avons dû recalibrer et c’est dans ce cadre que j’ai dû me reconnecter au flux neuronal. Une fois, une unique fois qui a tout changé. 


J’avais oublié, je n’ai pas d’autres mots, ce sentiment grisant d’être connecté à l’humanité et de ressentir en moi ce flux de joies et de peines, de révoltes et de colères, d’avidité et de compassion. J’avais oublié la diversité des vues et la juste révolte face à l’injustice. J’avais oublié les différentes manières d’être humain sur cette terre. On dit que la première respiration d’un bébé à sa naissance lui fait mal. Respirer à nouveau a été plus que douloureux dans mon cas. Cette connexion a failli me détruire, mais j’en suis ressorti avec un nouveau souffle. J’ai choisi la lumière. 


C’est dans ce cadre, chers membres du Conseil, que je vous écris cette lettre de démission. Il n’est pas écrit que cette longue carrière sans vague se terminera sans fracas. Si j’ai commis une erreur, c’est de vouloir transformer des affects humains en statistiques. Et puis surtout, mon péché originel a été de ne pas partager ce pouvoir, le vertige de cette connexion. Il est temps pour moi de réparer cela. 


À l’heure où vous lirez ces lignes, chers membres du Conseil, ce flux d’émotions sera ouvert à tous, de manière incontournable et irréversible. Tous, nous ressentirons à la fois notre commune humanité et nos disparités, nos passions et nos espoirs. Je ne peux concevoir que deux voies pour répondre à cette nouvelle donne. Soit, il vous faudra débrancher le réseau et stopper cette surveillance généralisée. Soit, vous devrez apprendre de cette juste colère que vous ne pourrez plus tenir à distance. 


Je vous adresse, chers membres du Conseil, mes salutations les plus distinguées.


Aimer l’ombre et la lumière

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Belgique
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