Ab imo pectore
JUIN 2023…
La douleur s’intensifie; cette douleur précordiale qui irradie dans le bras gauche, jusque dans la mâchoire et qui s’accompagne d’une sensation d’oppression… La douleur de l’angor, celle qui précède l’infarctus, Brice la connaît très bien et a déjà été soigné pour éviter la récidive. Malheureusement, la pose d’un stent pour maintenir l’artère coronaire dilatée en permanence n’a pas donné le résultat espéré. Pire, des dépôts de cholestérol se sont à nouveau accumulés dans la lumière de l’artère. Le cardiologue a averti son patient qu’une autre intervention est inenvisageable. L’homme est bien conscient que c’est le stress psychologique de la décision qu’il vient de prendre qui a déclenché la crise et il est bien lucide: la situation est grave. Il transpire abondamment, il se sent oppressé et essoufflé. Les nausées l’envahissent.
Il a le temps de terminer son prompt…
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BIEN AVANT CE JOUR…
Son patronyme Lee, Brice n’a pas eu besoin de l’I.A. pour décider de le garder en vue de signer ses livres et créer le tampon qu’il appose sur la page de garde des ouvrages: un ex-libris de Lee Brice, cela lui convient. Il est écrivain et bibliophile. En cela, il s’est vite distingué de ses compagnons de classe. Petit, il lisait les albums de Tintin et les a tous gardés; il s’en félicite aujourd’hui. Plus tard, il s’est intéressé aux contes et légendes qui nourrissaient son imaginaire. Jeune adulte, en plus de tout le reste, il s’est passionné pour la reliure: les matières de l’habillage, les types et techniques de brochage, les étapes qui aboutissent à la pose du matériau de couvrure. Petit à petit, des hasards, des rencontres, des rendez-vous, des discussions, des recherches… l’ont conforté dans son amour des livres, de la lecture et de l’écriture.
Sa compagne Camille a accepté tout cela: le métier aléatoire d’écrivain, la collection envahissante des écrits, le temps passé à chercher l’ouvrage qui manque encore, les entrevues vaines et les découvertes inattendues. Elle garde les pieds sur terre et veille au grain: son métier de comptable et son sens pratique, associés à un caractère affirmé, permettent au couple de maintenir le cap.
Tous deux ont dépassé la soixantaine, de peu.
Les yeux de Brice ont la couleur de l’eau de la mer du Nord; ses cheveux grisonnants sont légèrement bouclés et lui donnent un charme que ne lui accorde pas sa peau pâle. Il se tient bien droit, s’habille sans luxe tapageur. Mais lors des séances de dédicaces, des émissions promotionnelles, des conférences, des interviews, Camille souhaite qu’il se sente à l’aise dans ses vêtements et lui suggère toujours de porter ceux qui ont été confectionnés sur mesure; c’est là que se trouve le luxe.
Camille, elle, traverse la vie d’un pas vif. Ce qui ne l’empêche pas d’être très féminine malgré le choix d’un métier plutôt cartésien et froid. Derrière ses petites lunettes, ses yeux sont brillants et plutôt rieurs. Comme Brice, et parce que c’est un besoin, elle aime ce qui bouge, ce qui donne de la saveur à sa vie, ce qui enrichit l’âme; mais, avec lui, elle aime aussi les passages de sérénité, d’apaisement et de grands bonheurs partagés avec leur fille Inès.
Celle-ci a maintenant quitté le giron familial, comme toute jeune fille de son âge. Sagement, elle revient voir ses parents, passe du temps près d’eux, se laisse phagocyter par leur amour pendant quelques jours. Elle se régale du confort du manoir breton dans lequel elle a grandi, se ressource dans les forêts proches de la propriété et puis, lorsqu’elle a assouvi son besoin de tout cet essentiel, elle rentre à Rennes où les auditoires de la faculté accueillent toute personne souhaitant acquérir un socle de compétence en cybersécurité.
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Brice écrit énormément et ses ouvrages connaissent un succès international. L’homme est heureux d’assurer des tournées de promotion, d’autographes, d’entretiens dans les endroits du globe plus ou moins connus. Il est fier de sa réussite, mais il n’en tire pas une gloire pompeuse et égoïste; il organise chaque déplacement de façon à passer du temps avec Camille qui l’accompagne dans le pays où il est accueilli. Il se documente avant de partir, il visite des endroits touristiques, bien sûr, mais il consacre également quelques jours à la randonnée pédestre et à la recherche d’artisans-relieurs.
Il a besoin de cela pour faire le point, réinitialiser son esprit, remplir ses yeux d’images inspirantes, saturer ses oreilles de sons inattendus, éveiller son odorat aux fragrances étrangères, goûter des saveurs étonnantes et surtout éprouver à nouveau sur sa peau, celle de Camille qui lui apparaît à chaque fois comme neuve et inconnue.
Ce duo fonctionne à merveille. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, des disputes éclatent, des réconciliations suivent, des discussions s’enchaînent, des projets s’échafaudent, des tracas financiers pointent leur nez, des solutions se profilent… Mais aussi, des soucis de santé apparaissent et se confirment: un jour, au cours d’une randonnée à deux, Brice se sent très fatigué. Mais il poursuit, se sermonnant et voulant ignorer cet accès de lassitude. Il perçoit, dans sa cage thoracique, des heurts irréguliers. Il peine à inspirer à fond et propose à Camille de s’arrêter quelques minutes. Il prend le prétexte de boire un peu et de relacer sa chaussure. Son épouse ne remarque rien et, quand ils repartent, Brice est très inquiet.
Le second avertissement ne se fait pas attendre. Ce jour-là, notre protagoniste décide de nettoyer et ranger ses étagères saturées. Régulièrement, il entreprend ce travail, comme si mettre de l’ordre dans son environnement de rédaction l’aidait à organiser ses idées pour un prochain récit. Ce labeur est pesant: monter sur l’escabeau, saisir une pile de livres, descendre les quelques marches, les remonter pour nettoyer les planches, redéposer les ouvrages, passer à la pile suivante… tricher un peu et passer du temps à caresser les reliures, humer l’odeur des couvrures, lire quelques passages, évoquer les circonstances dans lesquelles l’écrit a été acquis… Brice commence à tousser, il pense que c’est à cause de la poussière. Non seulement la quinte ne s’arrête pas, mais elle s’accompagne de dyspnée et d’une douleur irradiante dans le bras gauche. Cette fois, il rapporte l’épisode à Camille dès son retour du travail et tous deux décident de consulter leur médecin traitant. Celui-ci leur obtient immédiatement un rendez-vous chez un cardiologue.
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S’enchaînent alors les prises de sang, les électrocardiogrammes courts et longs, l’épreuve d’effort à moitié nu sur un vélo statique et relié aux monitorings, la scintigraphie cardiaque et le chocolat qu’il faut manger entre les deux imageries en médecine nucléaire et, enfin, la coronarographie accompagnée de l’angioplastie.
L’homme de science explique que les stents actuels sont appelés actifs car recouverts d’une molécule qui va volontairement ralentir une nouvelle prolifération de matériel graisseux dans la lumière de l’artère et améliorer la circulation sanguine dans celle-ci, de façon à éviter une récidive.
— Surtout, ajoute le praticien, continuez de vivre… Sortez, marchez, bougez, ayez une vie sociale, mais évitez les efforts intenses; faites-vous aider par tous les moyens humains et technologiques possibles. Vous n’êtes pas à l’abri d’une récidive qui risque d’être fatale… Si nécessaire, n’hésitez pas à revenir me voir.
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Muni des médicaments prescrits, Brice rentre chez lui et n’en mène pas large. Jamais il n’a rencontré un problème de santé qui mettrait sa vie en jeu. Équipé d’une montre connectée qui suit la fréquence cardiaque et l’électrocardiogramme, il apprend à vivre avec cet appareil associé à l’Intelligence Artificielle qui relève les données et les transmet à son smartphone. Cette surveillance doit lui apporter la sécurité et la confiance dans la vie quotidienne: les alarmes sont prévues, les conseils sont fournis pour consolider les résultats de l’intervention et les données peuvent être transmises au médecin. L’accessoire ressemble plus à un bijou qu’à un appareil de contrôle et notre malade n’est pas vraiment rassuré: et si… l’équipement venait à être piraté?
Rationnelle, Inès lui démontre que le risque est quasi nul, même si le risque zéro n’existe pas. Elle lui présente des statistiques, des graphiques, des calculs, des études. Elle se renseigne auprès des titulaires de chaire à Rennes et inonde son littéraire de père d’arguments qu’il ne comprend pas bien. Brice n’a pas moins peur.
Camille agit plus subtilement. C’est ainsi qu’Ulysse entreprend son odyssée dans la maison: le robot-aspirateur erre de pièce en pièce, se nourrissant des poussières, miettes et petits cheveux qui parsèment le labyrinthe dont il ne doit pas sortir. Ensuite, c’est Marguerite qui est installée sur la pelouse: le robot-tondeuse broute consciencieusement la surface qui lui est dédiée. Discrète car peu bruyante, efficace car programmée pour l’être, Marguerite rentre sagement dans son petit abri pour y ruminer toute la nuit. Le pas suivant est franchi quand la domotique apparaît dans l’habitation: l’éclairage, les volets, le chauffage sont remis entre les mains d’un domoticien. Brice se laisse apprivoiser, apparemment. Après tout, ces avancées-là ne mettent pas sa vie en jeu.
Un jour il écoute les nouveaux titres chantés par Paul Mc McCartney et John Lennon, chansons créées par l'I.A... Il s’impatiente alors d’entendre des singles de Queen dont il est très fan et de Jean-Louis Murat qui vient de décéder.
Il évolue dans la tolérance des robots dans la vie quotidienne, c’est vrai. Quelques mois plus tard, Camille et lui entreprennent le périple sacré du Tro Breiz, à pied et en compagnie de Zou, le robot-mulet qu’ils ont loué au départ du tour de Bretagne. Voilà un projet qui motive Brice car, depuis qu’il passe beaucoup de temps en rendez-vous médicaux, qu’il est obligé de surveiller les paramètres cardiaques, qu’il doit écouter les démonstrations d’Inès et suivre les adaptations décidées par Camille, il fait face aujourd’hui à un problème grave pour l’écrivain qu’il est. De prolifique, il est devenu improductif; de créatif, il se fait infécond; de fertile, il devient stérile… Jusqu’à ce jour, il se saisissait de son Bic et remplissait les pages blanches sans hésitation. De son stylo tout-puissant coulaient les consonnes et les voyelles qui s’organisaient en autant de noms, verbes, adjectifs ou mots de liaison. Les paragraphes naissaient en toute fluidité, la ponctuation se posait avec assurance. Les pages se succédaient, les récits s’orchestraient en romans, nouvelles, thrillers, poèmes et documentaires. Depuis plusieurs semaines, les idées le fuient, les mots l’abandonnent, les synonymes l’évitent, les rimes lui échappent, les citations se sauvent et les proverbes s’évanouissent. Cela rend Brice très nerveux, stressé et angoissé; ce qui est mauvais pour son cœur et ses artères malades.
Un jour Inès, encore, lui parle de Chat GPT en termes élogieux, comme étant un outil capable de générer du texte à la demande et s’adaptant à une large gamme de sujets. C’est un moyen précieux, adapté pour le grand public et gratuit. Elle balaie les arguments éthiques et philosophiques que lui soumet Brice. Elle survole les questions de plagiat, d’erreurs, de détournement à des fins malveillantes ainsi que les préoccupations en matière de sécurité et de confidentialité. Ne se forme-t-elle pas en cybersécurité? Elle veut que son père admette que l’Intelligence Artificielle est un nouvel outil, un service spécial qui peut lui venir en aide en ce moment terrifiant de sa vie: il devrait apprendre à l’utiliser.
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JUIN 2023
Inès a raison, pense Brice, car depuis qu’il n’écrit plus, les éditeurs le lâchent, les invitations se sont tues et l’argent ne rentre plus. La mort dans l’âme, l’écrivain s’installe devant l’ordinateur tout en laissant son Bic bien en évidence près de l’écran, comme porte-bonheur peut-être. Peu à l’aise avec l’informatique, angoissé par la navigation sur le site, désespéré d’avoir à recourir à ce genre d’outil, agacé par les codes et mots de passe.... il rassemble ses idées et commence la rédaction des consignes. C’est à ce moment que les signes avant-coureurs de l’infarctus se manifestent.
Brice a le temps de terminer son prompt…
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Camille et Inès font face au cardiologue qui les félicite d’avoir pris les bonnes décisions quand elles ont trouvé Brice gisant dans son bureau. L’homme est dans le coma et maintenu en vie grâce aux machines et aux substances qui aident les organes essentiels à fonctionner. La mère et la fille sont désespérées et leurs yeux remplis de larmes supplient le praticien de trouver une solution pour sauver leur mari et père.
En termes choisis, prudents et chuchotés, l’homme de science leur parle de son projet encore expérimental: l’introduction, dans la circulation sanguine du patient, d’un nanorobot programmé pour agir sur les dépôts graisseux à la façon des Garra Rufa, appelés aussi Fish Pédicure. Sucker, ainsi nommé, exfolie les stries lipidiques grâce à sa bouche-ventouse. Les résultats sont excellents chez les animaux; reste à tenter la chose sur les humains. Brice serait le premier à en bénéficier si les deux interlocutrices accordent leur entière confiance au spécialiste. Éperdues de reconnaissance, Camille et Inès acquiescent.
Aussitôt, le cardiologue rassemble le matériel et procède à l’introduction de Sucker qui commence son travail de nettoyage.
La médecine, parfois, peut faire des miracles
Et la recherche accorde certaines audaces.
L’amour, souvent, engendre des angoisses
Et donne l’envie d’écouter les oracles.
Et la recherche accorde certaines audaces
Qu’elle expose à l’occasion d’un cénacle
Et donne l’envie d’écouter les oracles
Surtout parce que l’adversaire est coriace.
Qu’elle expose à l’occasion d’un cénacle
Sucker cette fois sera inefficace
Surtout parce que l’adversaire est coriace
Hélas, il faut accepter la débâcle.
Sucker cette fois sera inefficace
L’échec offrira un triste spectacle.
Hélas il faut accepter la débâcle:
Brice Lee, maintenant, voit la mort en face…
Jamais il ne lira la réponse de GPT.