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A côté

Bonjour. Je m’appelle Vladina. Merci de m’accueillir dans votre cercle des accros anonymes. Je voudrais vous livrer mon témoignage. Non pas pour me délivrer, je ne crois pas à la délivrance, elle est réservée à la mort. Je veux témoigner pour contrer le mal par le mal. Ce sera une offrande, unique contrepartie des étalages des autres, terrifiants, vivifiants, dont j’ai profité à souhait. Ils ont nourri mon voyeurisme carnivore. Ils m’ont fait vibrer. Mais exceptionnellement, aujourd’hui et ici, je ne serai pas celle qui boit le sang des autres, mais celle qui offre le sien. Au risque de vous contaminer. 


Je vous demande de m’écouter sans m’interrompre. Je n’ai pas l’habitude de parler ni de sentir des regards posés sur moi. Vos remarques ou questions risquent de couper mon élan, d’étouffer le courage dont j’ai besoin pour me confier à vous. Fermez les yeux, ouvrez vos oreilles et pardonnez-moi si je balbutie.


La première dose de larmes et de sang, je me la suis injectée par mégarde en découvrant la télé chez ma copine Milly. Bien sûr, je savais déjà ce que c’était, la télé. Les voisins en avaient une, tante Viviane aussi. Mais à part quelques films d’animation pour enfants, je n’avais encore jamais consommé librement du contenu télé. Mes parents refusaient d’acheter un téléviseur. Pour s’informer, il vaut mieux lire un journal de qualité, disaient-ils. Et si tu veux des bonnes histoires, ouvre les bouquins! Savaient-ils que je faisais partie d’un groupe à risque? Voulaient-ils me protéger? Je ne sais pas, je n’ai jamais osé leur poser ces questions. Je craignais qu’ils découvrent ma dépendance. Parce que depuis ce mémorable après-midi chez Milly, il y a presque 40 ans, je suis accro. 


Certes, la première dose fut nauséabonde. Mais elle avait eu la force d’établir dans mes synapses des connexions aux effets électrisants, grisants. Après avoir zappé les documentaires animaliers et les téléfilms policiers, Milly et moi étions tombées sur une émission qui montrait comment un couple se déchirait en direct sur un plateau télévisé. Reproches et insultes, cris et pleurs, aveux et trahisons — le mascara coulait, les bouches se crispaient, les cheveux s’arrachaient. L’animatrice, blonde et proprette, au sourire blanc, donnait des conseils à l’eau de rose, faussement compatissants, avant de poser des questions allume-feu qui ranimaient la hargne du couple. Le public s’en délectait. 


Je me souviens d’avoir rougi de honte — par procuration. Comment cet homme et cette femme pouvaient-ils se lâcher ainsi devant la caméra, devant des milliers de spectateurs, sans aucune pudeur? À ma honte s’ajoutait une espèce de gêne d’assister au carnage sans réussir à détourner les yeux. J’éprouvais aussi de la pitié pour le couple, une pitié condescendante, je l’avoue. Mais ni honte, ni gêne, ni pitié n’ont su neutraliser l’effet enivrant du spectacle télévisé. La dépendance fut immédiatement déclenchée. Dès que je le pouvais, je m’invitais chez Milly pour m’injecter un nouvel épisode. 


Les drames des autres devinrent mon carburant. Ils m’aidèrent à traverser une adolescence difficile, à oublier les remarques vexantes sur mon physique, mes notes médiocres, ma vie insipide. En regardant la misère des autres, je me sentais plus légère, plus perspicace, plus classe, bref: supérieure. Sauf que ce sentiment ne durait pas. De retour à la maison, la morosité de mon existence s’abattait à nouveau sur moi comme un manteau lourd sur une souris grise. Je comptais les heures jusqu’à la prochaine émission, la prochaine dose de mélodrame télévisé qui m’aiderait à atténuer mon mal-être, ne fut-ce que pour quelques heures.


Dès que j’ai quitté la maison parentale et gagné mon propre argent, j’ai investi dans une télé. Tout un poste juste pour moi! Le début d’une grande histoire d’amour. Le sang d’écran soignait mon anémie sentimentale, les larmes d’inconnus irriguaient mes déserts émotionnels. Rapidement je ne pus plus me passer de mes émissions préférées, les téléréalités. Pourquoi s’encombrer d’un mari, d’enfants et d’amis s’il suffit d’une télécommande pour avoir du monde, des drames, intrigues et passions chez soi, livrés sur une surface que je pouvais allumer ou éteindre à ma guise? 


C’était le bon vieux temps. La télé et moi, nous nous suffisions, c’était une relation de couple stable et fidèle. Et puis, Monsieur Internet se pointa, s’infiltra et ravagea le dernier bout de ma santé mentale. Trop tard pour me sauver, j’ai compris qu’il m’entraînait dans une poly-dépendance. Avec son intrusion, les tragédies télé ne me rassasièrent plus. Internet m’offrait des nouveaux groupes sanguins, encore et encore, et sans devoir attendre. Je suivais des psychodrames et des batailles de boue tout en restant protégée par un écran. Pour la première fois de ma vie, j’osais donner mon opinion, susciter des réactions, provoquer des cœurs et des fureurs. Je me sentais enfin active, participative dans un monde qui tournait de moins en moins rond. Moi, Vladina Draculina, petite souris sous manteau gris, j’étais enfin devenue visible et puissante, gorgée d’hémoglobine virale. 


Mais, vous le savez bien, dans tout abus de matière toxique, l’effet grisant s’estompe, et il en faut toujours plus. J’ai beau augmenté la dose écran, je me sens exsangue. Comme un vulgaire moucheron, je suis prise dans les filets des réseaux sociaux. Prisonnière, je clique et je claque, je zippe et je zappe, je frappe et je tape, je clashe et je flashe, je suis et je fuis, j’en ai le tournis. De bulle en bulle, ça ping et ça pong, ça montre et ça cache, dénonce et insulte, s’offusque et se vexe, menace et se jette. 


Me voilà torchon sale et sali — dans un seau à côté de la vie.

Pourquoi vous me regardez ainsi? 

Vois-je dans vos yeux honte, gêne et pitié?

Je les connais, je n’en veux pas, merci. 

A côté

?
Allemagne
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