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2024, Odyssée dans l'espace

Deux Américains et un Russe étaient partis dans l’espace.

Avais-je bien lu? Des Américains et un Russe partis ensemble, dans une capsule nommée Dragon? Je me frottai les yeux. Tout juste.

Au bout de la fusée Space X du milliardaire Elon Musk, la pointe arrondie de la capsule Dragon, avait emmené quatre humains pour un vol express vers la station spatiale internationale. Quatre? Il y avait aussi un astronaute en provenance des Émirats Arabe Unis dans l’équipage de Crew 6. Je m’approchai de l’écran où s’affichait l’articulet du Soir: une fusée décolle vers l’ISS avec deux Américains, un Russe et un Émirati. C’était écrit, c’était vrai, il y avait des photos, d’ailleurs vous pouvez vérifier.

Pendant une seconde j’ai ressenti une vive chaleur irriguer mon corps tordu par une douleur lombaire. Quelque chose comme de la joie. Oui, de la joie.

Je criai: “vive la Science!”

Je me précipitai en claudiquant dans le salon où ma femme était en train d’allumer un feu. Elle m’avait entendu.

— Que se passe-t-il? demanda-t-elle.

Je résumai l’article. Elle dit:

— Et alors, tu en penses quoi?

— Qu’il y a encore au moins un domaine dans lequel la coopération internationale fonctionne, pour lequel les priorités de la recherche passent au-dessus des boycotts et de tout ce qu’on a vu depuis le début de la guerre lorsque les Russes étaient devenus persona non grata un peu partout. Voilà ce que je pense, et c’est plutôt bien.

— Ne t’emballe pas, creuse un peu le sujet.

Je me mis au travail. Le feu avait bien pris.

Quel était donc l’enjeu qui semblait ignorer le boycott, passant au-dessus de nos têtes? Se pouvait-il qu’à quatre cents kilomètres d’altitude, les contingences de la vie des bipèdes que nous sommes prennent une autre signification? La vie prolongée en microgravité pouvait-elle changer les hommes et les femmes? Ne regarde-t-on pas vers le ciel dans l’attente d’un signe?

Je voulais être sûr de mon intuition avant d’écrire l’article pour Marginales, alors j’ai un peu cherché. Je dois malheureusement dire qu’assez vite l’enthousiasme est retombé. Mais n’anticipons pas.

Quatre cents kilomètres de hauteur, c’est quelque chose! En fait, ce n’est pas grand-chose. Comparez cette hauteur avec les trente-six mille kilomètres d’altitude des satellites en orbite géostationnaire, ou le million et demi de kilomètres de distance où tournent en majesté les grands télescopes spatiaux, le Planck, le James-Webb. Quatre cents kilomètres, c’est un peu comme la banlieue spatiale proche de la Terre, par exemple Vilvoorde et la frontière du Ring de Bruxelles, une banlieue industrielle. Allons plus loin: une banlieue spatiale de plus en plus encombrée, comme le Ring de Bruxelles aux heures de pointe et en particulier le viaduc de Vilvoorde. Là-haut, l’encombrement et les risques de collision avec des débris de satellites peuvent entraîner des conséquences catastrophiques. Regardez le film Gravity avec George Clooney et Sandra Bullock, sorti en 2013, cela vous donnera une bonne idée de ce qui peut se passer.

Des hublots de la Cupola, le module d’observation fabriqué par l’Agence Spatiale Européenne, nos astronautes banlieusards observent les lumières des villes dont ils sont généralement coupés pour plusieurs mois. La durée moyenne d’une mission dans la station spatiale internationale est de six mois. C’est long. Cela peut être horriblement long si vous n’arrivez pas à gérer le stress d’une cohabitation rapprochée avec vos semblables en état d’apesanteur ou à gérer un conflit politique dans seize mètres carrés. Je me suis imaginé vivre dans cette boîte de sardines en orbite, désorienté dans l’espace, ne sachant où est le haut, le bas, la gauche de la droite, désorienté dans le temps, voyant défiler par la Cupola seize levers et seize couchers de soleil par jour. J’ai ressenti de la nausée — était-ce l’effet de mon imagination ou des anti-inflammatoires?

Comme tous les gamins de ma génération, j’avais été hypnotisé par le film de Kubrick, je voulais faire le voyage! Le magazine Science et Vie annonçait en 1969: “Mission habitée vers Mars dès 1982”. Nous avons été nombreux à être bercés par la ronde du double anneau de la station spatiale de 2001 sur les airs de valse du Beau Danube Bleu. Un jour, j’ai rencontré un spationaute qui avait fait le voyage, non pas vers la station du film de Kubrick, mais vers la superstructure disgracieuse, assemblée pièce à pièce, module par module, pendant une dizaine d’années, l’ISS, le symbole de la coopération internationale toujours vivante, par-delà les guerres.

Celui que j’ai rencontré s’appelle André Kuipers. Nous sommes nés à quelques mois d’intervalle. J’avais fait sa connaissance il y a quelques années lors d’un événement d’entreprise où il était l’invité surprise. Ce médecin hollandais avait participé à deux missions de six mois à bord de l’ISS. Tanja, qui était Tribe Lead du département dans lequel je travaillais à l’époque au sein de la grande firme orange d’Amsterdam, voulait stimuler notre imagination sur les promesses de la transformation de l’entreprise en invitant un marin de l’espace. André Kuipers nous a présenté un film réalisé en orbite, accompagné d’un exposé solidement documenté sur les effets physiques et psychologiques du long séjour dans l’espace.

À la hauteur où tourne l’ISS, expliquait-il, l’équipage peut admirer seize fois par jour un lever de soleil et un coucher de soleil sur la planète à raison d’un tour d’orbite en 90 minutes environ. Faites le compte du nombre de tours que cela fait en six mois. Faites le compte du nombre de tours en vingt-deux ans d’une présence humaine ininterrompue dans la station. Vingt-deux ans! Et à chaque tour, nous n’arrêtons pas de prendre des photos, cela fait des dizaines de milliers de clichés de tous les paysages de la Terre. Il y a cette photo de la tache éblouissante du Benelux, une des zones les plus éclairées de la planète. C’est un repère commode vu du ciel.

Je sentais l’auditoire bruisser autour de moi. Les clichés de la Terre vue de près et les explications du spationaute contribuaient à une nouvelle prise de conscience écologique; ils montraient la transformation concrète de la Terre par le travail humain, villes et campagnes more geometrico, mais aussi son saccage, mers mortes, déserts en expansion, océans pollués, villes couvertes de fumées, immenses mines à ciel ouvert. J’avais le mot “Anthropocène” au bout des lèvres. Je m’étais abstenu de le prononcer dans l’auditoire rempli de centaines de collègues. Ce film aurait dû nous faire pleurer de tristesse, mais il eut un effet opposé.

André Kuipers nous racontait comment sa compréhension du monde vu de là-haut l’avait transformé, lui et ses équipiers, et qu’il était devenu l’évangéliste d’un monde unifié par un nouvel humanisme. Il en faisait trop et je craignais que, poursuivant ce qui ressemblait à un discours moralisateur, il ne se mette à promouvoir le véganisme ou le tri des déchets. J’avais déjà assisté à plusieurs speeches inspirants pour savoir à quoi m’attendre et reconnaitre les éléments de langage habituels des corporations: vision, leadership, esprit d’équipe, recherche de solutions.

Pendant la pause-café, j’ai engagé la conversation avec lui, je voulais prendre au mot ses métaphores idéalistes:

— André, votre exposé était très stimulant. Il est vrai que l’on voit les choses différemment de là-haut. Mais avez-vous ressenti quelque chose comme une révélation spirituelle, une élévation de l’âme?

L’homme au crâne rasé à qui je m’adressais se demandait si je me payais sa tête. L’air très sérieux j’ajoutai:

— Je pensais à ce que les premiers astronautes ont raconté, en particulier le choc provoqué par la vision de la Terre dans son ensemble, la Blue Marble, rapportée par les équipages qui ont fait la route vers la Lune. Vous connaissez cette photo célèbre de la mission Apollo 17 qui a fait le tour du monde bien entendu? “

À l’évocation de cette icône, il se radoucit et dit:

— Oui, The Blue Marble! C’est magnifique. La prise de conscience universelle de la beauté et de la fragilité de la Terre date de cette photo. Vous avez raison. The Blue Marble a été prise en 1972 par l’équipage d’Apollo 17 en route vers la Lune, d’une distance de vingt-neuf mille kilomètres.

André Kuipers était précis, factuel, il ne me donnait pas l’impression d’être un bonze en lévitation. Je poursuivi:

— Pourtant, j’ai l’impression que la capacité d’adaptation dans l’environnement répétitif et confiné de l’ISS, la résistance au stress et cela pendant de longues périodes, supposent plutôt une absence d’imagination, un esprit pratique. Avez-vous déjà embarqué des philosophes ou des poètes dans ces missions au long cours?

À ce moment-là, Tanja intervint pour détourner l’attention du speaker revenu des étoiles. Mais je n’en avais pas fini, et conclus avec emphase:

— Le Cosmos provoque une rencontre métaphysique entre la Technique et la philosophia perennis André! Il est pour Homo Sapiens le déclencheur d’une expérience intérieure transformatrice. Vous avez vu 2001 A Space Odyssey,n’est-ce pas? Au lieu d’un éveil spirituel de l’humanité, nous avons construit une usine en orbite avec des hommes, comme vous, qui y travaillent dur et reviennent ensuite nous dire que c’est un exemple formidable à suivre. Dites-moi sincèrement, est-ce que nous avons été abusés ?

Tanja emmena André Kuipers à l’écart et me jeta un regard courroucé. Je me demande encore aujourd’hui ce qui m’avait pris.

Il n’empêche, ce souvenir venait fort à propos pour m’aider à progresser dans ma réflexion. L’expérience d’André Kuipers était très différente des missions lunaires Apollo qui plongeaient dans l’inconnu, l’espace profond, les dangers. Le véritable exploit de l’ISS tenait à sa longévité et à la coopération internationale permanente, contre vents et marées, des nations qui continuaient à faire le travail.

Mais un jour cette grosse machine finirait par s’arrêter et plonger dans le point Nemo, une zone de l’Atlantique Sud où l’on fait chuter la plupart des satellites artificiels en fin de vie, un lugubre cimetière marin éloigné de tout, une poubelle de plus.

Je rattrapai André Kuipers et lui demandai:

— André, jusqu’à quand l’ISS? Cette question me poursuit depuis le début de votre exposé, quelle est la date de fin prévue pour la station?

— C’est une bonne question! Je crois que dans les plans initiaux, c’était prévu jusqu’en 2024; mais la NASA serait en train d’étudier un prolongement de l’ISS jusqu’en 2030.

— 2030! Merci pour l’info! Pensez-vous y retourner une troisième fois?

Je me demande si André Kuipers et d’autres continuent à faire des tournées de conférence en entreprise, des causeries TeD ou TeDx, à vendre du rêve.

L’ISS est donc née d’un accord entre cinq agences spatiales, des États-Unis, de la Russie, du Japon, de l’Europe et du Canada. Le noyau de la superstructure qui s’est construite en une dizaine d’années au début des années 2000, était un module Soyouz russe. Or, ce sont toujours les Russes qui maintiennent l’ensemble de cette structure fragile à bonne altitude; il faut régulièrement activer les moteurs de poussée pour maintenir la station sur une orbite stable, car la gravitation finit par la faire redescendre régulièrement. Les autres puissances spatiales ne peuvent pas se passer de la coopération des Russes, voilà l’explication de leur bonne entente, face caméra du moins.

J’ai observé les photos de la mission Crew 6. Sur la première on voit les quatre occupants de la capsule Dragonavant l’embarquement. Leurs combinaisons portent un écusson avec le drapeau national. Sur une deuxième photo, on voit onze passagers de l’ISS: les nouveaux venus et une partie de ceux qu’ils vont remplacer. Ils forment une roue, leurs têtes se touchent. Il y a cinq Américains, un Japonais, un Émirati et quatre Russes, neuf hommes, deux femmes.

À quoi ressemblera leur quotidien au cours des six prochains mois? Russes d’un côté et Américains, Japonais et Émirati de l’autre, n’allaient pas se taper sur la gueule sur fond de chants patriotiques ou d’hymnes à la liberté même si en bas, leurs gouvernements continueraient le grand jeu de l’Europe est un échiquier. Ils étaient obligés de travailler ensemble pour faire tenir le machin en orbite. Tout n’était pas fichu. On pouvait encore se parler, se serrer les pinces, coopérer à de grands projets.

Je poursuivis mes recherches. Il y avait une mauvaise nouvelle. Suite aux sanctions économiques imposées à la Russie après l’invasion de l’Ukraine, l’agence Roscosmos avait annoncé que la Russie ne pourrait plus maintenir ses engagements dans les opérations de stabilisation orbitale de l’ISS au-delà de 2024. Cela pouvait ressembler à un chantage, avec un fond de vérité. Une étude que j’avais survolée de la Rand expliquait que la Russie était une puissance spatiale en déclin et les sanctions étaient en train d’accélérer un processus qui était déjà visible avant la guerre.

André Kuipers m’avait donné une version optimiste des événements. L’ISS n’allait peut-être pas tenir jusqu’en 2030.

Mon humeur s’était assombrie. Je sortis sur la terrasse en dépit du froid vif pour contempler le ciel, goûter au silence de la nuit ardennaise. J’allumai une pipe avec la légendaire herbe à pipe en provenance directe de la Comté. Je me demandais sur quel cycle de 90 minutes de déclinaison orbitale à 51,6 degrés se trouvait l’ISS en ce moment. Le nouvel équipage était-il en train de prendre de beaux clichés d’une des zones les plus éclairées de la planète?

— Andreï! regarde, là en bas, c’est la Belgique, tu vois ces éclats de lumière?

— C’est magique Stephen, je vais envoyer les photos à mes enfants, ils sont à Saratov. Ils vont ouvrir de grands yeux.

— Andreï, il faut qu’on se parle, toi et tes collègues cosmonautes vous faites partie d’un des derniers équipages qui montent avant…

— Oui Stephen, je sais, l’année prochaine on se retire… C’est ce que le patron nous a dit.

— Tu en as envie?

— J’aimerais que d’autres Russes continuent à prendre des photos de la Belgique et les envoyer à leurs enfants, et aux tiens aussi… si tu veux. La Belgique! Ce doit être un beau pays.

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