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Être ou ne pas être

Les pieds semblent arrimés au sol de la table basaltique, assurant la stabilité des jambes aux mollets musclés et aux cuisses fermes. Appuyé sur le bassin solide, le torse large et viril de l’homme, jeune, est entièrement tourné vers le panorama offert par l’oppidum qui culmine à sept cent quarante-cinq mètres. Spectacle dont il ne se lasse pas et auquel il consacre chaque jour quelques minutes d’une contemplation qui le ressource et le renforce surtout quand, comme aujourd’hui, la journée a été rude. Une de plus parmi celles qui se succèdent depuis presque trois semaines. Pas de pertes humaines ce jour, mais plusieurs montures n’ont pas survécu à l’assaut. La cavalerie est le principal avantage que Vercingétorix a sur César: elle peut distancer, battre et déjouer les forces romaines. L’habileté équestre des tribus gauloises est connue et reconnue.

Les yeux du guerrier gravissent au loin la chaîne des Monts Dore, se reposent un peu en parcourant la longue échine de la montagne de la Serre qui s’avance en promontoire dans la généreuse Limagne. La Limagne et sa terre noire, lourde, riche en silice et poussières volcaniques. L’égilope et le tritium y poussent malgré les terribles sécheresses des années précédentes, permettant la fabrication de galettes peu levées et faciles à digérer. Succède à la plaine fertile, la colline calcaire de la Roche Blanche qui pourrait presque apporter de l’ombre au Petit et au Grand Camp de César. Ceux-ci sont reliés entre eux par un double fossé surmonté de palissades; les soldats sont ainsi protégés lors de leurs allées et venues. La place forte de Corent, bien en vue, conduit vers Orcet et une partie du campement romain puis vers Augustonemetum.

Quand le jeune noble, fils de l’aristocrate Celtillos — chef de l’une des tribus celtiques les plus fortes de la Gaule — se retourne pour s’adresser à ses hommes, il est lavé et rasé de près. Son visage buriné par toutes ces journées passées sous le feu du soleil fait ressortir l’éclat de ses yeux qu’il a bleus. Bleus comme l’aigue-marine, couleur qui impressionne et mortifie l’ennemi. Le masque de la fatigue ne dissimule pas l’attitude altière du chef qui commence à haranguer les troupes avant de leur dévoiler la tactique prévue pour le lendemain. Chaque jour de siège qui passe soumet les forces à l’incertitude du ravitaillement, des attaques-surprises, des ralliements et des trahisons; le moral des guerriers doit être soutenu à tout prix. Ce soir, le repas sera roboratif: une bouillie de fèves complète le ragoût et quelques amphores de cervoise accompagnent le tout. Le chef Arverne est un grand rassembleur, il sait comment y parvenir.

Pendant ce temps au pied de la fortification, César s’impatiente et trépigne: il décide d’en finir cette nuit-là. Il ordonne un mouvement de diversion vers l’Ouest où les Gaulois se précipitent afin de renforcer le point faible de leur camp Aurait-il cette fois encore prononcé le fameux “alea jacta est”? Peu importe, la suite nous la connaissons. Nos précepteurs se sont appliqués à nous l’enseigner en se basant de bonne foi sur les écrits de cet homme qui n’est encore que consul.


***


Plus tard…

Les pieds enfilés dans des chaussures de cuir souple sont fermement appuyés sur le sol granitique du plateau de Gergovie. On devine, sous les braies, des jambes bien bâties aux mollets et aux cuisses solides. Une tunique recouvre le torse de l’homme, jeune, qui savoure le décor offert par le promontoire de Gergovie. Chaque jour il prend le temps de poser les yeux dans le lointain. Surtout lorsque, comme ce week-end, les journées ont été intenses, très chaudes et pendant lesquelles il a fallu faire face à quelques imprévus. Pas de pertes humaines pendant ces deux jours. Heureusement car il ne s’agirait pas d’endeuiller les Arverniales qui ont accueilli cette année plus de six mille personnes! Les troupes de reconstitution et les démonstrations se sont succédé afin de plonger dans le quotidien des Gaulois et des Romains. Le succès était au rendez-vous, mais un cheval n’a pas résisté à l’effort qu’il a dû fournir pendant ces journées de canicule. Son cadavre gît à l’écart d’un sentier, recouvert d’une bâche de plastique bleu incongru dans cette mosaïque verte qui recouvre le flanc du plateau. C’était pourtant un solide Barraquand. Il sera évacué dans les heures qui viennent.

Du panorama qu’offre l’oppidum, tout est pareil et pourtant, tout a changé. A l’arrière-plan, le regard de l’individu capte la silhouette du point culminant de la France centrale: le puy de Sancy. Il essaie de repérer la spectaculaire vallée de Chaudefour creusée dans le granit et la lave. Une brume de chaleur l’en empêche et il renonce à localiser Besse ou Saint-Nectaire pour s’approprier la montagne de la Serre, un des grands lieux de passage migratoire recensés en France. Les prairies et les cultures céréalières diversifiées quadrillent de figures panachées la plaine de la Limagne. À portée de main, presque, c’est la Vierge de Veyre-Monton qui veille sur les vignes et les habitats troglodytiques de Corent. Enfin, Clermont-Ferrand est aux pieds du jeune homme. La ville s’étale et s’allonge, comme aspirée par le Puy-de-Dôme qui la chaperonne. La sombre cathédrale gothique Notre-Dame de l’Assomption domine la cité du pneu, mais il suffit d’une petite rotation vers l’Ouest pour rejoindre la chaîne des Puys, chère à Soan. Soan est notre protagoniste, aujourd’hui. Cet Eurasien d’une trentaine d’années est engagé au musée de Gergovie depuis la création de celui-ci. Ses yeux en amande dénoncent son ascendance chinoise ainsi que sa chevelure très noire et drue sur laquelle il porte le casque avec les paragnathides articulées. De son origine européenne, il a tout le reste: père Portugais plus mère Chinoise égale Soan, né en France et de nationalité française. Au cours de ses études d’archéologie, il a découvert la civilisation celtique et depuis il se passionne pour cette période: il a fouillé à Argentomagus, découvert les poteries sigillées à Lezoux et séjourné à Aubechies — en Belgique cette fois — où il a collaboré à l’organisation du Celtival. La présence d’une charmante fileuse le motivait à prolonger son stage et à approfondir ses connaissances dans le domaine du tissage et des tisseuses, mais, s’étant fait ghosté par la belle, il y renonça. L’offre d’emploi proposée par le tout récent musée de Gergovie installé dans le Massif central lui plut. Depuis, il s’investit avec passion dans ce nouveau travail, en commençant par la mise sur pied d’une première exposition temporaire. Il s’épanouit dans son rôle d’animateur et multiplie les initiatives pour transmettre sa passion aux visiteurs du musée et faire vivre le site de la bataille. L’atelier philo Gergoviotes réunit les intellos. Les visites des chantiers de fouilles attirent les curieux plus ou moins initiés. Un parcours à énigmes amuse les familles. L’Archéobus permet aux valides et aux moins valides de découvrir le territoire des Arvernes. L’escape game destiné aux plus jeunes a pour but d’aider le conservateur Vincent G.Torique à retrouver un objet volé par le célèbre Jules C. Sarre dans les vitrines du musée. La fête gauloise de Lugnasad présente l’histoire des ambiances musicales des peuples anciens grâce à un barde qui joue de la lyre, du sistre et de l’aulos. N’oublions pas les balades archéo-vigneronnes qui satisfont ceux qui ont soif d’apprendre et les autres qui ont soif-tout-court. Le festival Cervolix reste d’actualité bien sûr. En un mot, difficile d’énumérer tous les événements que Soan a initiés ou dans lesquels il a été tenu compte de son expertise.

Il s’est amusé également à élaborer la carte du restaurant: le jambon braisé de Lutèce, la soupe aux lentilles de Crépine, l’omble chevalier de Skinautix, le cochon de lait d’Ibérix, le ragoût aux lauriers de César de Magazine, l’assortiment de tartines de Piquenix ainsi que le gâteau aérien d’Anorexix. Le tout payable en statères à l’effigie de Vercingétorix ou de César, peu importe car ils ont la même valeur…


***


Quand Soan se retourne, ses yeux accrochent le monument élevé sur le plateau pour rappeler la victoire de Vercingétorix sur les Romains. Édifié en pierre de Volvic, il est composé d’un soubassement accueillant une petite salle et trois colonnes surmontées d’arcs, coiffées d’un casque gaulois caricatural à ailes et à pointe. Et chaque fois, c’est là que “tout” commence… Avec raison peut-être, mais la révolution par le scroll et le putaclic donne du fil à retordre aux animateurs du musée: la curiosité et l’intérêt des touristes de toutes nationalités et toutes disciplines sportives, des élèves de tous âges et toutes couleurs, des étudiants de toutes facultés et tous horizons portent singulièrement sur des détails inattendus tenant plus, parfois, de la complosphère que de l’intérêt réel. Ces nouveaux comportements libèrent leur imagination incontinente qu’ils partagent en une logorrhée fleurie déclinée dans tous les registres:

— Alors M’sieur, les casques des Gaulois n’avaient pas de cornes?

— C’est vrai que le cheval de Vercingétorix s’appelait Pompon?

— Pompon? What does that mean?

— Il était marié Vercingétorix?

— Vad säger han?

— Mais oui, dans la série Alix on nous dit bien qu’Ollovia l’attend avec leur petit garçon Edorix. Tu n’as pas lu?

— Mais non, ce n’est pas César qui a tué Vercingétorix. Ce n’est pas possible parce qu’il s’était évadé de la prison Mamertine!

— La Prigione Mamertina a Roma… La conosciamo, certo!

— Et c’était son vrai nom à Vercingétorix? Il avait quel âge au moment de la bataille? Et à sa mort?

— Et M’sieur, ils faisaient comment les chefs pour monter sur le bouclier?

— Et il avait une moustache, Vercégirix?

— Mais enfin, tu n’as jamais regardé la statue de la place de Jaude? Il est sur son cheval — qui ne s’appelait pas Pompon, d’ailleurs. On voit bien qu’il l’a, la moustache…

— Oui, c’est vrai. C’est comme l’autre statue à Alise… il a aussi une moustache, mais il ne porte pas les mêmes vêtements.

— “Une moustache”? Ah, t’ is “een snor”. Denk je niet dat de guide de moeite zou kunnen nemen om in het vlaams met ons te spreken?

— Vous avez raison et on peut dire qu’à Alise comme à Clermont-Ferrand, le sculpteur y a mis un peu de fantaisie, explique Soan. Les bandelettes qui enserrent les braies ainsi que la cuirasse ne datent pas du tout de l’époque de Vercingétorix. Et si on regarde bien son visage, on peut voir qu’il ressemble à celui de Napoléon III.

— Si on lui prête les traits d’un Napoléon moustachu, c’est qu’on ne sait pas à quoi il ressemble. À se demander s’il a vraiment existé…

Parfois, Soan répond au milieu de toutes ces questions éparpillées, au petit bonheur la malchance par une phrase-noyade sans point, à peine de virgules, perpétuellement recommencée. Il reprend la main sur les échanges qui fusent:

— Bon, dit-il, à propos de la moustache, vous verrez sur les statères dans le musée que Vercingétorix est représenté imberbe, mais avec une chevelure bouclée. La moustache chez les Gaulois est une question de mode: il y eut des périodes sans et des périodes avec moustache.

— Imberbe? Quèsaco?

— Le nom “Vercingétorix” signifie plusieurs choses: il veut dire “vainqueur d’une centaine de batailles”. Il s’agit plutôt d’un titre. On le traduit aussi par “grand roi des guerriers”, ou “grand roi des fantassins”. Certains même, l’appellent “vainqueur aux cent visages”. Pour mettre tout le monde d’accord, on peut dire que ce nom semblait fait pour engendrer l’épouvante. Un écrivain grec disait également que c’était un nom à panache, qu’il retentissait profond et terrible quand les Gaulois le prononçaient à leur façon. On peut dire que Vercingétorix est un héros national; il représente la résistance française face à l’envahisseur…

C’est à ce moment que Soan suggère au public de continuer la visite dans la salle immersive du musée où il commentera les expositions. Avant de quitter le bâtiment, il leur conseille évidemment de s’arrêter à la boutique qui propose de nombreuses références adaptées à tous les types d’amateurs.

***

Les derniers visiteurs évacuent le site, qui par les sentiers de randonnée, qui en embarquant dans la navette qui les ramène au pied du plateau. Quelques phosphènes de fatigue brouillent le champ de vision de Soan. Néanmoins, avant de terminer la journée, il doit encore vérifier le stock d’un tout nouvel article qu’il propose à la boutique: le tire-bouchon en forme de moustache de Vercingétorix… La saison touristique ne fait que commencer!

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