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À proprement parler

Bref préambule

La présente contribution n’est pas au sens strict inspirée par ces deux situations ; mais c’est dans ce contexte qu’elle est née.

Lors d’un débat télévisé entre Mélenchon et Zemmour (avant que celui-ci se porte candidat à la Présidence de la République), le premier nommé, qui lorgne les voix des Verts (qui eux-mêmes n’ont à ce moment pas encore désigné leur propre candidat) se lance dans une longue illustration de l’importance de « faire face aux défis climatiques ». Interrogé à son tour sur cette question certes cruciale, Zemmour débite quelques banalités et conclut :

« C’est la grande différence entre nous : lui, il veut sauver la planète ; moi je veux sauver la France ».

Et de repartir dans sa logorrhée coutumière sur la « déconstruction » et les prénoms.


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Dans le journal Libération, Willem, le grand dessinateur de presse, évoque la rencontre de partis populistes et d’extrême-droite à l’échelle européenne. Chacun des participants serre la main de son voisin, en se présentant de la sorte : « La Turquie d’abord » ; « La Hongrie d’abord » ; « La France d’abord » ; « Le Danemark d’abord » ; « L’Amérique d’abord» ; « La Pologne d’abord » ; « La France d’abord » ; « La Lombardie d’abord », et même, comme pour couronner le tout : « Le Liechtenstein d’abord ».


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(ajouter : idées sordides, glauques, faisandées, péremption)

Il avait longtemps présumé que c’était là chose impossible, puisque, d’aussi loin qu’il se souvienne, il y avait été constamment imperméable. Que des « idées » à ce point stupides puissent s’implanter durablement dans un nombre toujours croissant d’esprits (sans doute complaisants et peu armés pour affronter ces sortes de délires), évidemment il ne pouvait que le déplorer. Mais dans le sien… Que pouvaient-elles bien espérer de lui, ces pensées nocives ? Et ces « idées » démentes, où donc se croyaient-elles en pénétrant chez lui ?

Et pourtant, Lavis devait en convenir : à son tour il avait donné prise aux jugements les plus rétrogrades, aux raccourcis les plus aberrants, aux plus inconcevables à-peu-près, aux préjugés les plus faisandés, aux plus lugubres « idées » reçues : aux raisonnements les plus déraisonnables. Les « théories du complot » et autres âneries du repli sur soi et du « remplacement » de « l’autre » gagnaient partout du terrain : et il ne pouvait nier que son cerveau était à son tour grignoté par des « idées » glauques – et ainsi, que, comme une nuée de virus malveillants dans un programme informatique, d’extravagants mensonges y pullulaient désormais.

En avait-il pris trop à son aise ? Ou tardé à réagir, à mettre bon ordre ? Il se rappelait vaguement que, un après-midi, il en avait laissé flotter l’une ou l’autre, pas moins ineptes que de coutume, en comptant s’en débarrasser prestement, lestement. Pas cette fois ! Cette « idée » avait prétendu ne pas « rentrer dans sa niche » : au contraire, elle s’était incrustée, elle avait su se développer avec une tranquille et sordide impudeur. Et Lavis, en un frisson involontaire, avait ressenti physiquement que ce lambeau d’idée se recousait devant lui ; que ce moignon de pensée se fortifiait et en venait à exhiber ses muscles devant lui. Alors, d’un bond, il s’était redressé pour en découdre : mais il était déjà trop tard.

Il fut pris de panique. C’était comme si son cerveau n’avait plus la force de lancer des contre-ordres : ces infections envahissaient tout, déréglaient tout, à la manière d’un bateau désormais privé de gouvernail et où tous les circuits avec les instruments de la salle des machines sont coupés.

Lavis, littéralement, ne se reconnaissait plus ; et, tout aussi littéralement, il ne savait plus que penser ! Pour sauver la mise face à ce qu’il considérait lui-même comme un péril majeur, et peut-être mortel pour sa conscience, il résolut, dans un sursaut de lucidité, de taire ce qui le taraudait, de peur de provoquer un tollé par des prises de paroles qui auraient allègrement dérapé vers d’indignes considérations. Évidemment, sa position lui compliquait la tâche. C’est qu’il était l’un des observateurs les plus avertis et l’un des commentateurs les plus écoutés du sérail politique.

Au bout d’un moment, son absence commença à faire jaser, d’autant que d’importantes échéances électorales se pointaient à l’horizon. Ses employeurs le mirent au pied du mur : il ne parvint à se défiler qu’en quémandant un ultime délai avant de s’exprimer.

C’est ces jours-là qu’il se décida à consulter un neurologue.

Le Docteur Neve était un éminent spécialiste de sa discipline ; et il ne fut pas peu surpris de voir débarquer Lavis, dont il connaissait la réputation – il lui était même arrivé de goûter ses réparties quand il faisait un sort dans ses émissions aux démagogues, aux populistes et autres « pourvoyeurs de drogues dures » comme il se plaisait à qualifier les propagateurs de fake news. Le praticien ne fut pas moins étonné quand Lavis lui exposa le motif de sa visite et aborda ouvertement le « vrai sujet » qui l’amenait, à savoir le « parallèle » qui semblait particulièrement le miner. À quoi Neve répondit, en s’efforçant de réprimer un sourire :

— Je n’ai pas de remède au cas que vous me soumettez : et, non, je ne connais pas de théorie qui établisse un lien direct et immédiat entre l’exposition trop forte d’un cerveau à des idées toxiques, et d’autre un processus, éventuellement même accéléré, de dégénérescence de l’activité mentale. Mais qui peut savoir ? En tout état de cause, c’est sûr cela ne doit pas aider… De là à rattacher l’apparition de ces méchantes idées, et d’elles seules, aux prémices de votre propre déclin, je ne puis encore me prononcer. Je ne vous apprendrai pas que les idées nocives, qui tiennent l’Autre pour un inférieur et un ennemi dissimulé à l’intérieur même du tissu social et attendant le moment de le détruire, que ces idées non seulement ont toujours été là, en dépit de toutes les réfutations, notamment scientifiques, mais qu’elles progressent partout. Et sans doute ces idées sont-elles inextirpables – oui, c’est glaçant !

— Mais comment cela a-t-il pu m’arriver, à moi, qui les avais toujours combattues ?

— Je n’en sais rien. C’est même ce que j’attends de vous – que vous m’expliquiez !  Mais, écoutez-moi : passez outre à votre désarroi, et faites ce que vous avez toujours su faire : voyez plus loin ! Et, cette fois, allez au-delà ces « idées » si peu soucieuses de la moindre date de péremption ! Je ne puis vous proposer qu’une chose : parler ouvertement de vos errements (je sais, poursuivit le médecin en élevant le ton pour devancer les protestations de Lavis, je sais que vous en êtes tributaire), vous balancez tout, pour que je puisse poser un diagnostic qui ne reposerait pas uniquement sur des symptômes. Mais je vous avertis, conclut le neurologue, vous ne vous en tirerez pas simplement en expulsant ces horreurs de votre bouche !

Et ils fixèrent un premier rendez-vous, dès le lendemain.

Mais, rapidement, Lavis dut faire face à une autre sorte de pression.

C’est que, comme un passage obligé par le pire, les réseaux dits sociaux étaient entrés en scène : c’est-à-dire qu’ils menèrent le jeu ; et plus précisément encore, qu’ils dictèrent leur loi.

Ces tribunaux prétendument « populaires » (en l’occurrence populistes serait un mot plus indiqué) ont pour particularité de ne récuser jamais aucun menteur ; et surtout de vérifier à tout instant que la vérité n’est plus qu’une hypothèse parmi les autres, et plus précisément moins séduisante que les autres. C’est que (vous imaginez…) il faut comparer, recouper, faire concorder, bref procéder à une véritable recherche, peser des arguments : autant dire une pure gageure dans une époque où, certes, il est plus grisant que ce soit glissant ! (à ce stade, Lavis repensa souvent à ces chroniqueurs des journaux « de qualité » aux États-Unis, spécialement préposés à dénombrer et à décrypter les mensonges du précédent (et futur ?) POTUS. Ils avaient eu beau s’atteler avec le plus grand sérieux à la tâche, littéralement ils avaient été submergés par le nombre : le temps de démontrer l’inanité de l’un d’entre eux, Trump en avait naturellement déjà débité une bordée d’autres, histoire de créer une accoutumance et d’assurer par là même sa mainmise sur le temps qui passe).

« On » se mit donc à spéculer sur les motifs de l’absence de Lavis à l’antenne. « Où est donc le redresseur de torts ? » ; « Aurait-on cloué le bec au donneur de leçons ? », « Lavis à son tour indésirable ? » ; « Un rêve près d’aboutir ? », pouvait-on lire sur des forums de « discussion ». Et les rumeurs d’affluer, d’enfler, de s’amplifier démesurément. « On » croyait savoir que, pour une raison encore inexpliquée, Lavis avait été prié de rester à l’écart ; « on » assurait même que sa parole était désormais discréditée !

Et, tout naturellement, ce silence de Lavis, « on » le voulait coupable.

Bref, dans la plus « pure » (manière de dire) lignée de la haine en ligne et selon une formule bien d’époque, Lavis en était à « enflammer, à embraser la Toile et la communauté des internautes ».

Il maintint son silence. Heureusement, le déferlement de commentaires que suscitait son mutisme n’allait pas jusqu’à déborder devant sa porte. Aucun complotiste ne sonnait chez lui ou ne l’y attendait pour lui demander des comptes ; et il n’avait pas été obligé de se trouver dare-dare un point de chute pour se soustraire à leur pénible ire.

Mais il préférait rester prudent, en se faisant violence, puisque son caractère l’entraînait plutôt vers la confrontation directe et sans ménagements avec ses opposants.

Sans entrer dans les détails, Lavis put convenir d’un arrangement avec sa direction pour se tenir un temps en retrait des micros : simplement, à une question plus précise sur la justification à apporter à son absence, il se contenta de répondre qu’il avait eu l’idée d’un livre : tout en restant évasif sur son sujet, il précisa que ce projet nécessitait de se consacrer à des recherches approfondies (il faut noter ici que cette négociation se fit entièrement par des échanges de mails, pour permettre au chroniqueur de lisser ses propos ; quant à sa famille, elle prit certes ombrage de son peu de répondant, mais elle devina qu’il avait ses raisons et le laissa tranquille).

Les mois suivants, il se rendit chaque matin au cabinet du Docteur Neve, qui le recevait sans retard et ne ménageait pas le temps qu’il lui consacrait : c’était à croire que le praticien faisait une affaire personnelle de contenir la progression des idées moisies qui avaient capté à leur profit les rouages et les ressorts de ce brillant esprit.

Les séances débutaient invariablement par une conversation, qui était tout sauf décousue. Mais, au bout de quelques minutes à peine, Neve interrompait brusquement l’échange, comme s’il en avait assez entendu. La mine sombre, il se mettait alors à tracer des courbes sur un graphique et à transcrire frénétiquement des notes en tapant comme un sourd sur son clavier, tandis que Lavis, défait, se détournait et s’efforçait de ne pas hurler de rage.

Ce fut un combat acharné, pied à pied, une lutte épique, dont l’issue serait toujours incertaine. Si Lavis se félicitait que ses facultés mentales étaient pour l’essentiel intactes, il désespérait de ne plus pouvoir un jour parler normalement. Rien n’y faisait : son cerveau, naguère si ouvert, était désormais englué dans une bouillie dont plus rien, à part les pires horreurs, ne pouvait sortir ! Il ne disait plus grand-chose ; et quand il prononçait une bribe de phrase, les événements prenaient aussitôt un tour déplaisant :

— Visiblement, personne n’est à l’abri…, commença-t-il ainsi un matin, avant de s’arrêter, comme s’il se coupait lui-même la parole.

Car le médecin eut un mouvement de recul et lui ordonna de se taire.

Pourtant, aucun d’entre eux n’a songé à couper court à ces séances ; et aucun d’eux n’a conclu qu’il est inutile de poursuivre.

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