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À l’ouest de Doha

Jamais, sous le soleil, une âme n’oubliera

Ceux qui sont morts pour le monde, là-bas

Émile Verhaeren


Le match est à sens unique. Avec plus de 80% de possession de balle, la domination du Népal tient de l’humiliation. Le score est à l’image de la rencontre et dépasse largement le forfait. Le gardien bangladais Anisur Zico s’est déjà retourné à sept reprises pour regarder ses filets trembler. Quasiment à terre, l’équipe du Bangladesh est dépassée dans tous les secteurs, mais l’entraîneur s’obstine à maintenir son système 4-4-2 alors que celui-ci cède de toutes parts. Les milieux de terrain Sohel Rana et Sumon Reza souffrent, leurs poumons brûlent, leurs jambes sont lourdes, ils n’ont plus aucune vision du jeu et laissent ouverts des boulevards pour les contre-attaques népalaises. Les joueurs de pointe ne prennent même plus la peine de se repositionner vers le centre pour soutenir leurs équipiers. Les défenseurs hors d’haleine sont incapables de s’aligner correctement pour tenter le hors-jeu. Les flancs sont transpercés par les ailiers népalais. L’expérimenté Subash Gurung et le tout jeune Manish Dagi ont chacun réalisé un hat-trick, six goals de la tête d’affilée — du jamais vu! —, le septième ayant été marqué contre son camp par Anisur Zico quand il a marché lamentablement sur le ballon lors d’une relance. Et il y a encore 13 minutes à tenir… Peut-être même plus étant donné les multiples arrêts de jeu sifflés par l’arbitre égyptien Mohamed Farouk.

Le public commence à partir. L’avant-dernier match du groupe D aura sans aucun doute été le plus terne de toute la compétition. Le classement FIFA des deux équipes le laissait présager: le 168e mondial prenant logiquement l’avantage sur le 192e, de tels rankings tenant de l’amateurisme. Qu’importe l’absence de spectacle, les bookmakers vont s’en mettre plein les poches. Les liasses de riyals passent déjà de main en main, des billets sales, humides à cause de la transpiration, à la limite de la décomposition.

La rencontre s’achève sur un 11-0. Les Népalais exultent, leur équipe nationale a gagné, et de quelle manière! Les supporters des “Gorkhalis” chantent, ils dansent, ils ont l’impression d’avoir vaincu à la fois les Bangladais et l’aridité extrême de ce désert si loin de Katmandou, à plus de 3000 kilomètres. Bien que joué en fin de soirée, le match s’est déroulé alors que la température taquinait encore les 30 degrés. La nuit est noire, le ciel étoilé. Il y a des cris de joie, d’autres de désespoir. Les discussions sur l’opiniâtreté de la formation népalaise et les mauvais choix tactiques bangladais risquent de s’éterniser jusqu’aux petites heures. Kamal, pourtant, n’a pas le cœur à faire la fête. Son père est mort hier; il a reçu un message de sa sœur. La famille est effondrée. Tout le monde espère son retour. Car, au village, c’est le fils aîné qui doit s’occuper du rituel funéraire. Kamal revoit les images de ces cérémonies, les “inhumations célestes”, auxquelles il a déjà assisté quand il était plus jeune. Dans la région du Népal dont il est originaire, lorsque quelqu’un décède, son corps est déposé dans l’herbe. Un moine bouddhiste brûle de l’encens en chantant et tournant autour du défunt…

Le lendemain, l’Inde affronte les Philippines. Le match marque la fin des phases de groupes et l’ouverture vers les huitièmes de finale. “Les Tigres Bleus” ne sont pas inquiets. De loin les meilleurs de leur poule, ils devraient disposer facilement des Philippins, les “Azkals”, les chiens errants comme on les surnomme au pays à cause de leurs piètres performances légendaires. L’attaquant vedette indien Sunil Chhetri virevolte et plante deux buts d’anthologie dès le premier quart d’heure. Dans l’autre sens, les Philippins se heurtent au rempart défensif des “Tigres Bleus” soutenu par les deux piliers Sandesh Jhingan et Anas Edathodika. Le gardien Gurpreet Singh Sandhu s’ennuie tellement dans son petit rectangle qu’il tourne régulièrement le dos au match pour saluer le public et se permet même d’échanger quelques mots avec les remplaçants qui s’échauffent le long du terrain. Peu combatifs, les Philippins ne trouvent aucune parade pour percer le bloc indien. Score final: 5-0. L’Inde est qualifiée pour les huitièmes. Deuxième du groupe, le Népal devra jouer un match de barrage pour espérer continuer l’aventure qatarie.

C’est une nouvelle fois la fête. Les feux d’artifice éclairent le désert comme s’il s’agissait d’une planète inconnue. Kamal, lui, est toujours hanté par les images des “inhumations célestes”. Quand le moine a cessé de chanter et de répandre de l’encens commence la seconde phase des funérailles. Le corps du défunt n’est plus qu’une enveloppe charnelle impure. Il s’agit d’en extraire l’âme au plus vite pour donner à celle-ci une chance de renaître ailleurs et entamer un nouveau cycle…

Népal-Bangladesh, Inde-Philippines… Les stars jouant dans les grands clubs internationaux étaient absentes. Seules leurs ombres projetées par la lune dansaient sur les murs lézardés. Leurs noms écrits maladroitement sur les torses nus étaient scandés par une foule composée essentiellement d’hommes jeunes. Ces matchs et les autres ont été joués en guenilles par des spectres, quatre ans avant le lancement de la Coupe du Monde de football qui se déroulera en 2022, pendant l’hiver, quand les températures seront plus supportables. Comment se projeter si loin? Alors que les équipes nationales de ces hommes ne seront très certainement pas qualifiées. Alors qu’eux-mêmes ne seront jamais des ouvriers qualifiés, mais seulement de la main-d’œuvre bon marché. Alors que la moitié d’entre eux seront peut-être déjà morts. Le terrain n’était pas recouvert d’une de ces pelouses qu’on voit à la télévision, alternance de lignes vert clair et vert foncé créées par le passage des tondeuses. La surface de jeu était couverte d’un sable grossier parsemé de cailloux et de quelques pierres plus épaisses ensanglantant les tacles et les jeux de tête finissant au sol.

Tout cela s’est passé à l’ouest de Doha, à plus d’une heure de bus de la capitale du Qatar. La municipalité d’Al Rayyan, comme la plupart des autres du pays, a vu s’ériger d’immenses cités-dortoirs pour loger les milliers d’ouvriers qu’on a fait venir du Népal, du Bangladesh, d’Inde, des Philippines ou d’Égypte pour la construction des stades et des infrastructures de la prochaine Coupe du Monde. Aucune de ces “villes” n’est encore achevée. Elles ne le seront probablement jamais. Les forces vives qui devraient les ériger sont employées à Doha et dans sa banlieue. Ces cités évoquent les corons des régions minières du nord de l’Europe, si ce n’est que le charbon a été remplacé par le sable, et les coups de grisou par des coups de soleil.

Après le match qui a opposé les Indiens aux Philippins de la cité, Kamal part avec un groupe de vaincus pour rejoindre une plaine éclairée par la lune. On appelle cet endroit la “Grande Illusion”. Les hommes se couchent pour regarder le firmament et se partagent tout ce qu’ils ont pu trouver comme drogues et médicaments pour oublier l’endroit précis où ils se trouvent et les raisons obscures pour lesquelles le sort les a désignés pour remplir cette basse besogne: construire des stades à la gloire de “la Planète Foot”. Tout y passe pour déconnecter les neurones: comprimés, injections, poudre brune, cristaux, liquides visqueux, inhalations de fumée noirâtre au-dessus de feuilles de papier d’aluminium, anxiolytiques périmés, colle… Le cocktail ne laisse aucune chance à la conscience. L’abandon sous les étoiles du golfe Persique est un accélérateur de désespoir. Les organismes et les cerveaux voyagent — certains ne reviendront pas.

Chaque soir, c’est pareil. Le troupeau des vaincus s’amenuise et la courbe des statistiques macabres monte haut dans le rouge. Les excès envoient les plus faibles dans la fosse commune qui jouxte la “Grande Illusion”. Ce n’est pas pour rien qu’on vient seulement la nuit dans cette morne plaine. Le jour, l’odeur des corps en décomposition est insoutenable à cause de la guerre du sable, dont l’essentiel est envoyé sur les chantiers de construction des stades. Les quelques pelletées encore disponibles, qui ressemblent plus à du gravier, ne recouvrent que partiellement les cadavres. Les rapaces nettoient les ossements apparents, le soleil accélère leur blanchiment. À l’aube, les yeux sont injectés de sang, les rythmes cardiaques déboussolés, le troupeau dégarni.

Kamal s’est contenté de quelques comprimés orange qu’il a écrasés et mélangés à du tabac et du hashish. Chaque taffe le ramène au Népal, à la cérémonie. La tradition l’exige: le fils aîné est chargé de dépecer le corps de son père défunt, de mélanger ses chairs avec de la farine d’orge, du thé vert et du lait de yak. Après, il offre les restes aux vautours qui se nourrissent du mort et le dispersent en pleine nature. L’âme de l’être cher rejoint le ciel grâce aux rapaces et peut ainsi atteindre le “très haut”. La viande humaine joue son rôle de maillon dans la chaîne alimentaire. Le cycle opère après avoir sinué entre tristesse et violence…

Quand Kamal a commencé à travailler sur le stade de Lusail, dans la banlieue de Doha, il était persuadé qu’il s’agissait du chantier d’un immeuble de luxe comme les tours qui hérissent la skyline de Doha et les rives du golfe Persique. Il a mis du temps avant de comprendre ce que le contremaître chinois lui avait expliqué. Les murs des chambres et des salons, les terrasses panoramiques que Kamal montait avec son équipe à coups de parpaings et de béton n’étaient pas ceux d’un appartement de standing, mais ceux d’une des “loges présidentielles” destinées aux pontes de la FIFA et leurs amis pour assister aux matchs depuis les hauteurs du stade qui accueillera, entre autres, la finale de la Coupe.

Kamal a passé la nuit dehors, au milieu des adeptes de la “Grande Illusion”. Dans la cité-dortoir inachevée, la plupart des chambres, initialement prévues pour un maximum de quatre ouvriers, accueillent dix à douze hommes. Les nuits prolongent le cauchemar des chantiers martelés par le soleil. Les corps et les paillasses empestent la transpiration et le tabac froid. Il flotte en prime une odeur de thé gras et de flatulences. Kamal finit par rentrer à la cité pour se débarbouiller avant de partir sur le chantier.

Il aimerait tant revoir son village, tourner et chanter autour du corps éteint de son père. Mais il lui est impossible de quitter le Qatar. Son employeur — un sous-traitant véreux de la China Railway Construction Company — lui a confisqué son passeport jusqu’à l’achèvement du chantier du stade de Lusail. Sans passeport, pas de déplacement, pas de retour au pays. Seulement des morts. Ceux qui sont restés au pays et à qui on ne peut pas dire adieu. Ceux qui sont tombés au Qatar. Les décès sur les chantiers étant loin d’être les plus nombreux. Ils tiennent surtout aux horaires, au rythme infernal, au manque de repos, aux températures extrêmes qui dépassent régulièrement 45 degrés en été. La “Grande Illusion” se charge du reste.

Le bus pour Doha démarre à 5 h 30. Ils sont nombreux à manquer à l’appel. Les corps gisent dans la “Grande Illusion”. Kamal a mal au crâne à cause de ce qu’il a fumé. Mais ses idées se remettent peu à peu dans l’ordre. En son absence, qui va préparer les chairs de son père? Qui va les mélanger à la farine, au thé et au lait? Qui va conduire ses restes sur les premiers contreforts des montagnes pour les offrir aux vautours? Qui va aider son âme à monter haut, très haut, jusqu’à se perdre et renaître derrière les sommets himalayens? Après une demi-heure de route, le bus tombe en panne, au milieu de nulle part. La plupart des jeunes hommes prennent ça comme une bénédiction. En attendant que le chauffeur répare le pépin mécanique ou qu’un autre car les embarque pour rejoindre le chantier de Lusail, ils pourront piquer un roupillon, se dégourdir les jambes, fumer des cigarettes et boire du café. Kamal, lui, ne voit que le désert à perte de vue. Il fait déjà si chaud que l’horizon se trouble et multiplie les mirages.

Prendre la tangente? Kamal est soudain gagné par l’envie de s’évanouir dans ce décor d’apocalypse. Où aller d’autre sans passeport? S’enfoncer loin dans la chaleur assassine du jour et la nuit inquiétante. S’effondrer quelque part à l’ouest de Doha. Fermer les yeux. Revoir les visages familiers. Respirer l’encens. Détacher son esprit de son corps. Tendre l’oreille pour entendre le moine chanter. Offrir ses restes aux rapaces. Laisser son âme gagner la troposphère pour vérifier si on voit les terrains de foot de là-haut…

À l’ouest de Doha

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